Entraîné par « cette longue légende » qui lui apparut « peut-être » sur un chemin « englouti d’avance », Charles Racine a vécu l’aventure d’un corps en équilibre sur le fil de l’exil, tenu à ce pas au-delà « qui précipite la route hors du pas » jusqu’à l’égarement. De l’ombre envahissante à la lumière à défricher dans la forêt du temps, le geste de l’écriture par instant l’accompagne avant d’aller se perdre là où rien ne signifie plus, sinon ce « lieu dont le corps est écarté ». Ainsi le heurt des mots pareils à des éboulements traverse ses poèmes qui recèlent l’espace posthume de la parole et son évidence dernière. De cette flamme aiguisée, que reste-t-il par-delà la vie et son effusion sans retour ? Plus qu’un balbutiement, le terme de la clarté si longtemps espérée, cette lueur qui s’accroche aux arêtes vives d’une écriture dénudée, en une manière de naufrage entre le dehors et le dedans, le « sujet » se faisant l’exacte « clairière de son corps ». Aux limites du présent, le voici revenu au grand jour, Charles Racine, tel un « ciel étonné qu’aussitôt la lettre hospitalise sur une portée de l’extase », dans l’attente d’un à venir du temps.
Je suis l'aristocrate
aucun geste n'échappe
aux cordes qui accompagnent la main
aucun mouvement des doigts
n'échappe à ces cordes
luth sculpté de verdure
tu déchiffres
les airs des poètes
tu les lis les airs
qu'eux-mêmes
ne peuvent déchiffrer
ne peuvent lire
car il n'y a pas de lecture
pour les poètes
(1963)
•
Ce geste in extremis
qu’absorba pourtant l’abîme
Ce geste in extremis abonde
qu’absorbe pourtant l’abîme
envahisse se répande
détériore ce papier rejoigne et colore
mon sang noces amères encre
se répandent animent un breuvage
Éloigne-toi, en dormant, de ma bouche,
dans la verdure qui ne s’éveille verte
sur le sable Des poèmes s’intercèdent sur les pans
meurtris de la lèvre pendus à la chaîne
de cette grille t’entrechoquant dans les murs
dont la croche saigne sur la saison définitive
(1963)
•
Poésie tu donnes lieu à la rescision
Tu l’accomplis cet acte
Que ne me reste-t-il quelque mie sur la page
Poésie tu es pulpe jusqu’à même les contours de ton corps
Présence tranchante d’avoisinage
du corps méditatif qu’elle assume d’ailleurs incorpore
Que ne me reste-t-il quelque mie sur la page
sinon que rapatriant qui ne vient dans mes poches
le crayon se déploie dans l’hypnose sèche
moi au bas de ses moyens du bas de ses moyens
regardant vers le stylite
Je ne suis que cette girouette
qui parfois déploie un bras qui l’attrape
à la nuque qui ne laisse rien
(1964)
•
Les signes à pleines mains dressent
leurs barrières dans la houle
Un divin naufrage est souhaité
mais le poème est face à ces lames
qu’abandonne la mer qui se retire
Économie du trait évoquant le relief
Des mains adressent leur paume
au pont qui chante et s’illumine
dans la voirie
•
mon traîneau d’enfance s’est perdu
je pleure plus fort que d’enfance
je l’avais alors pleuré ce traîneau
je le pleure plus fort que de neige
je ne saurai jamais le breuvage
dont je suis en reste
qui me cède à l’écart
où
j’emblave une panique
•
Le poème infrangible
mûrit dans l’oubli
où je le tiens à mon âme défendante
N’était cet art muet
où il s’ordonne et se contient
j’avancerais la main
L’amour ne s’inscrit nulle part
casseur de pierre
ne t’inscrit nulle part
(1964)
© Alberto Giacometti & Francis Bacon