Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
7 mai 2011 6 07 /05 /mai /2011 22:55

D’un dernier état des lieux, seule à seule contre tous, Marina Tsvétaïéva sut mesurer l’insomnie à la toise du poème devenu linceul du temps. Nourrie de telles cendres, offerte à tant de pertes, la voici qui conjugue dans la même saison de l’espoir, l’amour fou de la vie faisant de cet unique credo, contre vents et marées, l’emblème d’une existence vouée, dira-t-elle, à « la passion du travail, l’absence d’arrivisme, la simplicité et le renoncement ».


Malevich-woodcutter-1912.jpg

 

Qui dort chaque nuit ? Personne ne dort !
L’enfant crie dans son berceau,
le vieillard est face à sa mort,
le jeune homme parle avec son amie,
le souffle, à ses lèvres, les yeux dans ses yeux.

On s’endort – s’éveillera-t-on ici encore ?
On a le temps, le temps, on a le temps de dormir !

Un gardien vigilant, de maison en maison
passe, un fanal rose à la main,
et, grondements saccadés par-dessus l’oreiller,
sa crécelle violente va gronder :
– ne dors pas ! Résiste ! Je dis vrai !
sinon, c’est le sommeil éternel !
sinon, c’est la maison éternelle !

12 décembre 1916

 

Il est temps

D'ôter l'ambre,

De changer les mots

Et d’éteindre la lampe,

Au-dessus de ma porte


Février 1941


© Kasimir Malévitch

Partager cet article
Repost0
6 avril 2011 3 06 /04 /avril /2011 19:25

De cette terre promise dont toute chose est issue et où tout s’en retourne, Giuseppe Ungaretti est venu témoigner, simple piéton dans la nébuleuse du temps qui a charrié sa vie, fétu de paille, brève palpitation « sous la poussée mortelle » de la vague s’éteignant parmi les grains de sable. De ce fil d’Ariane qui court sans fin, la mémoire et la poésie sont les garantes, réunissant ce qui demeure à jamais séparé comme un pont jeté entre les instants d’une vie. « Éternel fugitif, comme ceux / Qui furent, qui sont, qui seront », il ne reste au poète, écrira-t-il, « qu’à donner, à n’importe quoi, un semblant de certitude ».

 

Giorgion-Morandi-Paesaggio--1936.jpg

 

CHANT

 

Je revois ta bouche lente

(Des nuits parfois la mer s’en vient à sa rencontre)

Et la jument de tes reins

Te jeter en agonie

Entre mes bras qui chantaient,

Le sommeil te redonner à la couleur

A d’autres morts nouvelles.

 

Et la solitude cruelle

Que chacun, s’il aime, découvre

En soi, tombe aujourd’hui sans fin,

De toi me sépare à jamais.

 

Chère, lointaine comme dans un miroir…

 

Giorgio-Morandi---1.jpg

 

Rose secrète, tu t’ouvres sur le gouffre

Pour peu que je tressaille au souvenir

De ton brusque parfum,

Tandis que s’élève la plainte.

 

Le miracle évoqué mélange

La nuit en moi à cette nuit

Où, pour te prendre et reprendre, j’ai traqué,

Plus ardents à mesure

Que plus libres,

Éblouissement et morsure.

 

Giorgio-Morandi---2.jpg 

 

Qu’un instant j’ignore à nouveau le temps,

Se pourrait-il qu’encore tu frémisses

De cette foudre où tu étais ensemble

Heureuse, inanimée ?

 

 

Hors de souffle est le soir, irrespirable,

Si vous mes morts, et les quelques vivants que j’aime,

Ne me revient à la pensée

Votre tendresse, quand,

A force de solitude, je comprends, le soir.

 

 

Étouffée par des râles elle s’efface,

Et vient, et hors d’elle revient,

Et toujours je l’entends plus au-dedans de moi

Se faire toujours plus vivante,

Claire, tendre, terrible, plus aimée,

Ta voix tue.


© Giorgio Morandi

Partager cet article
Repost0
10 mars 2011 4 10 /03 /mars /2011 00:00

« Ma devise est de nager à contre-courant » disait José Angel Valente pour qui la poésie devint un filet à attraper ces éclats de réel qui figurent toujours autre chose que ce qu’on attendait. Poète de la mémoire et des signes, il en poursuivit l’absolu mystère jusqu’à la racine la plus profonde du poétique qui demeura pour lui, une exigence constante de création afin de faire de cette expérience singulière « un mode de connaissance de la réalité » vers laquelle « il n’y a pas d’autre voie d’accès que la connaissance poétique ».


TAPIES L'esprit catalan 1971

 

Le poème ne se mesure pas

à sa longueur, mais à

sa capacité à engendrer,

hors de toute mesure, la durée.

 

Dialogue avec le corps

dans le corps, dans la matière

corporelle (âme-corps) comme totalité.

 

Écrire depuis l'attente,

non à partir du dire,

mais de l'écoute de ce

que les mots vont dire.

 

Oui, l’éclat : le rayon obscur,

l’apparition ou disparition du corps

ou du poème aux bords extrêmes de la lumière.

 

TAPIES-2.jpg

 

Terre de personne

 

La ville devenait

jaunâtre et fatiguée

comme un bœuf triste.

                       Entrait

le brouillard lentement

dans les longs corridors.

 

Petite ville sordide, perdue,

municipale, obscure.

                                Nous ignorions

sur quelle carte jouer

notre vie

pour ne pas revenir toujours

sans rien entre les mains

tels des plongeurs du vide.

 

Des mots inachevés ou d’impossibles

signes.

            Adolescents placés

dans l’ordre révérencieux des familles.

 

Et les morts solennels.

                                    Lundi,

dimanche, lundi.

                          Fleuves

de solitude.

                  Passaient de longs trains

sans destin.

                  Et descendait le brouillard

léchant les terres déboisées

et obscurcissant le froid.

Par les longs corridors je m’étais égaré

dans l’enclos infantile maintenant dénudé,

retranché, emmuré par l’absence.

 

© Antoni Tàpies

Partager cet article
Repost0
16 février 2011 3 16 /02 /février /2011 00:34

Depuis la Carinthie qui la vit naître en un temps voué à la tragédie, la voix brûlante de Christine Lavant, celle qui aurait aimée être juive, a traversé la part du siècle dernier qui lui revint, en dépit d’une vie de pauvreté et d’abandon constant. Menant le combat avec l’ange de la folie, elle reconnut en Rilke et Trakl des compagnons de route. Grâce à l’amitié de Thomas Bernhardt, son grand art qui n’était pour elle que « vie mutilée » fut sauvé de l’oubli.

 

Chagal--Over-Vitebsk.jpg

 

Fuseau caché dans la lune.

Qui, entre le père et le fils, tord notre temps,

qui tisse les dernières heures chanvrières,

présente à leur mèche toutes les gouttes d’huile

et mène nos yeux de l’autre côté de la lumière ?

 

Fuseau, fuseau – je te regarde,

je perce à jour la roue entre veille et lendemain !

Aujourd’hui, en revanche, la filialité me traverse le cœur,

aujourd’hui, en revanche, le chanvre pousse, enlace mon cou

et y noue le père, le fils et le temps

pour sortir la roue de ses fixations.

 

Ô fuseau, livre-moi ton secret !

D’innombrables heures canines, je crie après toi,

elles rôdent autour du fruit du temps vivant,

et attirent la mort louve dans la mèche,

et moi dans la pénombre du ventre maternel.

 

© Marc Chagall

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Demeure nomade
  • : Anthologie personnelle - Chroniques - Publications - Traductions
  • Contact

Blog D'alain Fabre-Catalan

  • Blog d'Alain Fabre-Catalan
  • Alain Fabre-Catalan est poète, traducteur et membre du Comité de rédaction de la Revue Alsacienne de Littérature à Strasbourg et de la revue Les Carnets d'Eucharis. Il a publié en 2013 aux éditions Les Lieux-Dits un ensemble de proses, VERTIGES et en 2017 LE VOYAGE IMMOBILE aux éditions de Petit Véhicule à Nantes.
  • Alain Fabre-Catalan est poète, traducteur et membre du Comité de rédaction de la Revue Alsacienne de Littérature à Strasbourg et de la revue Les Carnets d'Eucharis. Il a publié en 2013 aux éditions Les Lieux-Dits un ensemble de proses, VERTIGES et en 2017 LE VOYAGE IMMOBILE aux éditions de Petit Véhicule à Nantes.

Recherche

L'Atelier du poème

◊ Ce qui témoigne que quelque chose s’est écrit, s’apparente ici à la figure irrégulière du poème se donnant à lire sur le glacis du papier ou bien l’écran en son rafraîchissement permanent.

 

◊ C’est la trace d’une présence dès lors évanouie, hormis les mots qui tentent d’en retenir l’empreinte. Son ultime destination n’a d’autre adresse que le saisissement d’un regard dans l’entrelacement des signes.

 

◊ Avec ce degré de considération accordé au grain d’une voix, vous êtes dans l’instant seul à en recueillir l’écho, cette résonnance qui parle à l’oreille du lecteur.

 

 Qui habite la voix patiente de la langue pour en faire son ultime demeure a le privilège de s’affranchir du temps. Telle une parole qui se découvre, jetée sur nos pas hésitants, la clarté seule devrait suffire.

 

◊ Avec ce peu de chose déployé dont le vol ressemble à un passage d’ombres insaisissables, « désaccordée, comme par la neige », résonne et nous atteint « la cloche dont on sonne pour le repas du soir ».

 

◊ La lumière ainsi retrouve son chemin et le simple bruit d’un ruisseau nous dévisage au détour d’un mot, d’une phrase posée là, en attente sur la page.

 

◊ Un instant sauvegardée, cette part du monde qui semblait perdue bruisse sur nos lèvres. Est-ce le fruit de l’air qui parle à notre oreille, ce dévoilement qui donne force vive en écho à des paroles que sépare le temps ?

Éclats De Voix