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18 décembre 2018 2 18 /12 /décembre /2018 22:23

La parole de Paul Celan ose défier le silence des disparus pour y substituer une juste parole, celle qui se façonne à leur écoute, à l'écoute de ceux qui n'ont pu ni répondre ni interroger, ceux qui appartiennent au domaine de la mort, à ce fleuve qu'il s'agit de traverser pour aller vers eux, souffle retenu, au risque de perdre pied dans le courant. Comment se retourner vers "Ce qui s'est passé", l'horreur des camps nazis, vers ce qu'il désignait ainsi par cette expression, et chercher obstinément un chemin où mettre ses pas, où faire entendre les mots tombés d'une langue meurtrière ?

 

Paul Klee Angelus Novus - 1920

 

Strette / Engführung

 

Dé-placé dans

le territoire

à la trace non-trompeuse :

 

herbe écriture désarticulée. Les pierres, blanches,

avec les ombres des brins :

Ne lis plus - regarde !

Ne regarde plus – va !

 

Va ton heure

n’a pas de sœurs, tu es –

tu es chez toi. Une roue, lente,

roule d’elle-même, les rayons

grimpent

grimpent dans un champ presque noir, la nuit

n’a pas besoin d’étoiles, nulle part

il n’y a souci de toi.

//

                                         Nulle part

                                                          il n’y a souci de toi –

L’endroit où ils étaient couchés, il a

un nom –il n’en a

pas. Ce n’est pas qu’ils étaient couchés là. Mais il y avait

     quelque chose

de couché entre eux. Eux

ne voyaient pas à travers.

 

Ne voyaient pas, non,

parlaient de

mots. Aucun d’eux

ne s’est réveillé, le

sommeil

est venu sur eux.

// 

                              Vint, vint. Nulle part

                                                                 il n’y a souci –

C’est moi, c’est moi,

moi qui était couché entre vous, j’étais

ouvert, on pouvait

m’entendre, moi qui tapotais pour vous dire, votre souffle

obéissait, et c’est toujours, c’est

encore moi, il est vrai

que vous dormez.

//

                                                                          Encore moi –

Années

Années, années, un doigt

tâtonne, monte, descend, tâte

tout autour :

sutures, sensibles, ici

c’est béant grand ouvert, ici

çà s’est ressoudé – qui

a recouvert ça ?

//

                                                                 A recouvert ça ?

                                                                                            - qui ?

Est venu, venu

Est venu un mot, est venu,

est venu par la nuit,

voulait luire, luire.

 

Cendre.

Cendre, cendre.

Nuit

Nuit-et-Nuit. – A

l’œil va, à l’œil humide.

//

                                                                 A

                                                                     l’œil va,

                                                                                   à l’œil humide –

Cyclones.

Cyclones, de toujours,

chaos-tourbillons de particules, le reste,

tu

le sais bien, nous

l’avons lu dans le livre, était

de l’opinion.

 

Etait, était

de l’opinion. Comment

nous sommes-nous attrapés

- attrapés par

ces

mains ?

 

C’était aussi écrit que.

Où ? Nous

avons mis là-dessus un silence,

calmé au sein, allaité de poison, grand,

un

silence

vert, un sépale, y était

accrochée une idée de flore –

vert, oui,

accrochée, oui,

sous un ciel

mauvais.

Accrochée

oui, de flore

 

Oui.

Cyclones, chaos, tour-

billons de particules, il restait

du temps, restait,

d’essayer auprès de la pierre – elle

fut hospitalière, elle

ne coupait pas la parole.

Ah comme ce fut bon :

 

grenu

grenu et fibreux. Tigeux,

serré ;

grappeux er rayonneux ; rognonné,

lisse et

grumeleux ; lâche, ra –

mifié - : elle, çà

ne coupait pas la parole, çà

parlait,

çà parlait volontiers aux yeux secs avant de les fermer.

 

Parlait, parlait.

Etait, était.

 

Nous

n’avons pas lâché, sommes restés

dedans, une seule et même

construction de pores, puis

c’est venu.

 

C’est venu à nous, c’est

passé au travers, a réparé

invisiblement, fait des réparations

sur la dernière membrane,

et

le monde, mille-cristal,

a déferlé, déferlé.

// 

                                                                            Déferlé, déferlé.

                                                                                                         Et –

Nuits, dé-mêlées. Cercles,

verts ou bleus, carrés

rouges : le

monde dans la

partie jouée avec les heures nouvelles

mise ce qu’il a de plus intime. – Cercles,

rouges ou noirs, carrés

clairs, pas

d’ombre de vol,

pas de table de mesure, pas

d’âme de fumée qui monte et se joint au jeu.

// 

                                                                                     Monte et

                                                                                                      se joint au jeu…

Dans l’envol de la chouette, sur

la lèpre pétrifiée,

sur nos

mains enfuies, dans

le dernier des rejets,

au-dessus du

pare-balles contre

le mur éboulé :

 

visibles, à

nouveau : les

rainures, les

 

chœurs, autrefois, les

psaumes. Ho, ho –

sanna.

 

Ainsi donc,

il y a encore des temples debout. Une

étoile

a bien encore de la lumière.

Rien,

rien n’est perdu.

 

Ho-

sanna.

 

Dans l’envol de la chouette, ici,

les dialogues, gris-jour,

des traces d’eaux souterraines.

//

                                          (- - gris jour,

                                                              des

                                                                       traces d’eaux souterraines.

Dé-placé dans

le territoire

à la trace non trompeuse :

 

Herbe.

Herbe,

écriture désarticulée.)

 

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Blog D'alain Fabre-Catalan

  • Blog d'Alain Fabre-Catalan
  • Alain Fabre-Catalan est poète, traducteur et membre du Comité de rédaction de la Revue Alsacienne de Littérature à Strasbourg et de la revue Les Carnets d'Eucharis. Il a publié en 2013 aux éditions Les Lieux-Dits un ensemble de proses, VERTIGES et en 2017 LE VOYAGE IMMOBILE aux éditions de Petit Véhicule à Nantes.
  • Alain Fabre-Catalan est poète, traducteur et membre du Comité de rédaction de la Revue Alsacienne de Littérature à Strasbourg et de la revue Les Carnets d'Eucharis. Il a publié en 2013 aux éditions Les Lieux-Dits un ensemble de proses, VERTIGES et en 2017 LE VOYAGE IMMOBILE aux éditions de Petit Véhicule à Nantes.

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L'Atelier du poème

◊ Ce qui témoigne que quelque chose s’est écrit, s’apparente ici à la figure irrégulière du poème se donnant à lire sur le glacis du papier ou bien l’écran en son rafraîchissement permanent.

 

◊ C’est la trace d’une présence dès lors évanouie, hormis les mots qui tentent d’en retenir l’empreinte. Son ultime destination n’a d’autre adresse que le saisissement d’un regard dans l’entrelacement des signes.

 

◊ Avec ce degré de considération accordé au grain d’une voix, vous êtes dans l’instant seul à en recueillir l’écho, cette résonnance qui parle à l’oreille du lecteur.

 

 Qui habite la voix patiente de la langue pour en faire son ultime demeure a le privilège de s’affranchir du temps. Telle une parole qui se découvre, jetée sur nos pas hésitants, la clarté seule devrait suffire.

 

◊ Avec ce peu de chose déployé dont le vol ressemble à un passage d’ombres insaisissables, « désaccordée, comme par la neige », résonne et nous atteint « la cloche dont on sonne pour le repas du soir ».

 

◊ La lumière ainsi retrouve son chemin et le simple bruit d’un ruisseau nous dévisage au détour d’un mot, d’une phrase posée là, en attente sur la page.

 

◊ Un instant sauvegardée, cette part du monde qui semblait perdue bruisse sur nos lèvres. Est-ce le fruit de l’air qui parle à notre oreille, ce dévoilement qui donne force vive en écho à des paroles que sépare le temps ?

Éclats De Voix