La parole de Paul Celan ose défier le silence des disparus pour y substituer une juste parole, celle qui se façonne à leur écoute, à l'écoute de ceux qui n'ont pu ni répondre ni interroger, ceux qui appartiennent au domaine de la mort, à ce fleuve qu'il s'agit de traverser pour aller vers eux, souffle retenu, au risque de perdre pied dans le courant. Comment se retourner vers "Ce qui s'est passé", l'horreur des camps nazis, vers ce qu'il désignait ainsi par cette expression, et chercher obstinément un chemin où mettre ses pas, où faire entendre les mots tombés d'une langue meurtrière ?
Strette / Engführung
Dé-placé dans
le territoire
à la trace non-trompeuse :
herbe écriture désarticulée. Les pierres, blanches,
avec les ombres des brins :
Ne lis plus - regarde !
Ne regarde plus – va !
Va ton heure
n’a pas de sœurs, tu es –
tu es chez toi. Une roue, lente,
roule d’elle-même, les rayons
grimpent
grimpent dans un champ presque noir, la nuit
n’a pas besoin d’étoiles, nulle part
il n’y a souci de toi.
//
Nulle part
il n’y a souci de toi –
L’endroit où ils étaient couchés, il a
un nom –il n’en a
pas. Ce n’est pas qu’ils étaient couchés là. Mais il y avait
quelque chose
de couché entre eux. Eux
ne voyaient pas à travers.
Ne voyaient pas, non,
parlaient de
mots. Aucun d’eux
ne s’est réveillé, le
sommeil
est venu sur eux.
//
Vint, vint. Nulle part
il n’y a souci –
C’est moi, c’est moi,
moi qui était couché entre vous, j’étais
ouvert, on pouvait
m’entendre, moi qui tapotais pour vous dire, votre souffle
obéissait, et c’est toujours, c’est
encore moi, il est vrai
que vous dormez.
//
Encore moi –
Années
Années, années, un doigt
tâtonne, monte, descend, tâte
tout autour :
sutures, sensibles, ici
c’est béant grand ouvert, ici
çà s’est ressoudé – qui
a recouvert ça ?
//
A recouvert ça ?
- qui ?
Est venu, venu
Est venu un mot, est venu,
est venu par la nuit,
voulait luire, luire.
Cendre.
Cendre, cendre.
Nuit
Nuit-et-Nuit. – A
l’œil va, à l’œil humide.
//
A
l’œil va,
à l’œil humide –
Cyclones.
Cyclones, de toujours,
chaos-tourbillons de particules, le reste,
tu
le sais bien, nous
l’avons lu dans le livre, était
de l’opinion.
Etait, était
de l’opinion. Comment
nous sommes-nous attrapés
- attrapés par
ces
mains ?
C’était aussi écrit que.
Où ? Nous
avons mis là-dessus un silence,
calmé au sein, allaité de poison, grand,
un
silence
vert, un sépale, y était
accrochée une idée de flore –
vert, oui,
accrochée, oui,
sous un ciel
mauvais.
Accrochée
oui, de flore
Oui.
Cyclones, chaos, tour-
billons de particules, il restait
du temps, restait,
d’essayer auprès de la pierre – elle
fut hospitalière, elle
ne coupait pas la parole.
Ah comme ce fut bon :
grenu
grenu et fibreux. Tigeux,
serré ;
grappeux er rayonneux ; rognonné,
lisse et
grumeleux ; lâche, ra –
mifié - : elle, çà
ne coupait pas la parole, çà
parlait,
çà parlait volontiers aux yeux secs avant de les fermer.
Parlait, parlait.
Etait, était.
Nous
n’avons pas lâché, sommes restés
dedans, une seule et même
construction de pores, puis
c’est venu.
C’est venu à nous, c’est
passé au travers, a réparé
invisiblement, fait des réparations
sur la dernière membrane,
et
le monde, mille-cristal,
a déferlé, déferlé.
//
Déferlé, déferlé.
Et –
Nuits, dé-mêlées. Cercles,
verts ou bleus, carrés
rouges : le
monde dans la
partie jouée avec les heures nouvelles
mise ce qu’il a de plus intime. – Cercles,
rouges ou noirs, carrés
clairs, pas
d’ombre de vol,
pas de table de mesure, pas
d’âme de fumée qui monte et se joint au jeu.
//
Monte et
se joint au jeu…
Dans l’envol de la chouette, sur
la lèpre pétrifiée,
sur nos
mains enfuies, dans
le dernier des rejets,
au-dessus du
pare-balles contre
le mur éboulé :
visibles, à
nouveau : les
rainures, les
chœurs, autrefois, les
psaumes. Ho, ho –
sanna.
Ainsi donc,
il y a encore des temples debout. Une
étoile
a bien encore de la lumière.
Rien,
rien n’est perdu.
Ho-
sanna.
Dans l’envol de la chouette, ici,
les dialogues, gris-jour,
des traces d’eaux souterraines.
//
(- - gris jour,
des
traces d’eaux souterraines.
Dé-placé dans
le territoire
à la trace non trompeuse :
Herbe.
Herbe,
écriture désarticulée.)