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Georg Trakl, le silence du dernier mot

 

Georg Trakl s'est tu dans les ornières de novembre au terme d’une longue déroute, engagé dès les premiers mois de la guerre sur le front de l’Est au cours de l’année 1914. Il est devenu ce témoin véridique dont la vie si brève d'à peine vingt-sept années a basculé un jour de novembre chargé des ombres lasses de la défaite, entre lucidité et désespoir, de l'autre côté du miroir brisé de l'écriture où demeure le poète en un temps de détresse.

 

 

 

Crépuscule spirituel

 

Silencieuse rencontre aux lisières de la forêt

Un sombre gibier ;

A même la colline meurt le vent du soir,

S'éteint la plainte du merle

Et les douces flûtes de l'automne

Se taisent dans les roseaux.

Sur un nuage noir

Tu divagues, ivre de pavot

Dans l'étang nocturne,

Ciel d'étoiles.

Toujours résonne la voix lunaire de la sœur

A travers la nuit spirituelle.

 

(Septembre 1913 - Mars 1914)

 

AFC - Traduction parue en 2001 dans le n°73 de la Revue Alsacienne de Littérature

 

◊ ◊ ◊

 

Psaume

Dédié à Karl Kraus

 

Il y a une lumière que le vent a ravie.

Il y a sur la lande une auberge qu’un homme ivre quitte dans l’après-midi.

Il y a une vigne brûlée et noire avec des creux pleins d’araignées.

Il y a une pièce aux murs blanchis de lait de chaux.

Le fou est mort. Il y a une île des mers du Sud,

Pour accueillir le dieu Soleil. Les tambours battent.

Les hommes rythment des danses guerrières.

Les femmes roulent des hanches parmi les lianes et les fleurs de feu,

Lorsque chante la mer. Ô notre paradis perdu.

 

Les nymphes ont abandonné les forêts d’or.

On porte en terre l’Étranger. Alors déferle une pluie de lumière.

Le fils de Pan se montre sous les traits d’un terrassier

Qui dort à midi sur l’asphalte brûlant.

Il y a des petites filles dans une cour avec des robes de misère à déchirer le cœur !

Il y a des chambres débordantes d’accords et de sonates.

Il y a des ombres qui s’embrassent devant un miroir sans tain.

Aux fenêtres de l’hôpital se réchauffent des convalescents.

Un vapeur blanc remonte le canal chargé d’épidémies sanglantes.

 

L’étrange sœur hante à nouveau les mauvais rêves de quelqu’un.

Étendue sous les noisetiers, elle joue avec ses étoiles.

L’étudiant, peut-être son double, la regarde longuement de la fenêtre.

Derrière lui se tient son frère mort, ou bien le voici qui descend le vieil escalier tournant.

Dans l’ombre des châtaigniers bruns a pâli la silhouette du jeune novice.

Le jardin est dans le soir. Dans le cloître les chauves-souris s’envolent, ailes battantes.

Les enfants du concierge abandonnent leurs jeux et cherchent l’or du ciel.

Derniers accords d’un quatuor. La petite aveugle court en tremblant dans l’allée,

Plus tard son ombre à tâtons longe les murs froids, cernée de contes et de légendes saintes.

 

Il y a un bateau vide qui descend au fil du soir l’obscur canal.

Dans la ténèbre du vieil asile croulent des ruines humaines.

Les orphelines mortes sont couchées près du mur du jardin.

Des chambres grises sortent les anges aux ailes maculées de boue.

Des vers tombent de leurs paupières flétries.

La place devant l’église est sombre et silencieuse, comme aux jours de l’enfance.

Sur leurs semelles d’argent s’éloignent des vies antérieures

Et les ombres des damnés glissent vers les eaux qui soupirent.

Dans sa tombe, le magicien blanc joue avec ses serpents.

 

En silence au-dessus du calvaire s’ouvrent les yeux d’or de Dieu.

 

(Septembre 1912)

 

Ce poème extrait du recueil Gedicht/Poésies inaugure une nouvelle manière où apparaissent les vers libres avec un découpage en séquences et des reprises qui font écho à la lecture des Illuminations de Rimbaud dont Trakl reprend la formule « Il y a », en mettant ici l’accent sur la dimension visuelle d’un flot d’images et de visions.

 

AFC - Traduction parue en 2015 sur le site de la revue en ligne Recours au Poème

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  • Blog d'Alain Fabre-Catalan
  • Alain Fabre-Catalan est poète, traducteur et membre du Comité de rédaction de la Revue Alsacienne de Littérature à Strasbourg et de la revue Les Carnets d'Eucharis. Il a publié en 2013 aux éditions Les Lieux-Dits un ensemble de proses, VERTIGES et en 2017 LE VOYAGE IMMOBILE aux éditions de Petit Véhicule à Nantes.
  • Alain Fabre-Catalan est poète, traducteur et membre du Comité de rédaction de la Revue Alsacienne de Littérature à Strasbourg et de la revue Les Carnets d'Eucharis. Il a publié en 2013 aux éditions Les Lieux-Dits un ensemble de proses, VERTIGES et en 2017 LE VOYAGE IMMOBILE aux éditions de Petit Véhicule à Nantes.

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L'Atelier du poème

◊ Ce qui témoigne que quelque chose s’est écrit, s’apparente ici à la figure irrégulière du poème se donnant à lire sur le glacis du papier ou bien l’écran en son rafraîchissement permanent.

 

◊ C’est la trace d’une présence dès lors évanouie, hormis les mots qui tentent d’en retenir l’empreinte. Son ultime destination n’a d’autre adresse que le saisissement d’un regard dans l’entrelacement des signes.

 

◊ Avec ce degré de considération accordé au grain d’une voix, vous êtes dans l’instant seul à en recueillir l’écho, cette résonnance qui parle à l’oreille du lecteur.

 

 Qui habite la voix patiente de la langue pour en faire son ultime demeure a le privilège de s’affranchir du temps. Telle une parole qui se découvre, jetée sur nos pas hésitants, la clarté seule devrait suffire.

 

◊ Avec ce peu de chose déployé dont le vol ressemble à un passage d’ombres insaisissables, « désaccordée, comme par la neige », résonne et nous atteint « la cloche dont on sonne pour le repas du soir ».

 

◊ La lumière ainsi retrouve son chemin et le simple bruit d’un ruisseau nous dévisage au détour d’un mot, d’une phrase posée là, en attente sur la page.

 

◊ Un instant sauvegardée, cette part du monde qui semblait perdue bruisse sur nos lèvres. Est-ce le fruit de l’air qui parle à notre oreille, ce dévoilement qui donne force vive en écho à des paroles que sépare le temps ?

Éclats De Voix