Si la littérature demeure au fond la seule manière d’envisager l’avenir de toute mémoire, le titre donné au recueil "Le voyage immobile / Die regungslose Reise" vient signifier le travail souterrain de la mémoire des camps dont la culture européenne porte désormais l’empreinte en filigrane, traces invisibles d’un temps qui a été et qui projette ses ombres sur nos vies, ainsi que ces étoiles disparues dont la lumière continue à nous parvenir. De même que le silence, cette lumière qui nous traverse reste indéchiffrable, découvrant dans la mémoire un espace sans représentation. C’est à l’intérieur de ce "no man’s land" que s’expose l’issue du poème qui résiste dans l’ombre portée des camps, sur cette terre usée par les piétinements, disloquée, séparée d’elle-même, tournée vers ce qui vient encore dans notre présent, tel un voyage immobile sur une route sans retour.
LE VOYAGE IMMOBILE
Die regungslose Reise
Alain Fabre-Catalan & Eva-Maria Berg
Ce livre a été écrit à quatre mains, une manière de nous inscrire à même l’héritage d’un passé qui ne passe pas, dont on sait qu’il demeure inappropriable mais avec l’impératif de répondre en son nom et de le maintenir en vie. Nous sachant "affectés par ce qui est arrivé là, affectés sans avoir même à décider de nous laisser affecter, nous témoignons de ce que nous ne pouvons ni oublier ni nous rappeler", sans doute pour accorder à ce qui reste sans nom, une voix de fin silence.
Avec une reliure à la chinoise, l'édition bilingue de ce livre d'artiste comporte quatorze dessins originaux du peintre Jean-Marie Cartereau.
Placés sous le signe de la rencontre, voici quelques extraits du Voyage immobile, un livre écrit entre deux rives, à la confluence de deux langues, en écho à l’œuvre de Nelly Sachs qui a souhaité "donner une stèle de paroles" aux morts et aux (sur)vivants, ultime gardienne de leur présence muette à travers le temps.
Peuples de la terre,
Ô que nul ne pense mort quand il dit vie –
et nul ne pense sang quand il prononce berceau –
Peuples de la terre,
laissez les paroles à leur source,
car ce sont elles qui peuvent faire avancer
les horizons dans les vrais ciels
et de leur face cachée,
tel un masque derrière lequel bâille la nuit,
aider à enfanter les étoiles –
Nelly Sachs, in Éclipse d'étoile
Le voyage immobile - Alain Fabre-Catalan
Contre le feu de l’oubli,
la litanie des noms est la seule réponse.
Wider das Feuer des Vergessens,
ist die Litanei der Namen die einzige Antwort.
/… /
Le visage du temps balbutie
jusqu’à n’être plus
qu’un froissement de feuilles
emportées par le vent,
fumerolles où s’agrippent les corps absents.
Das Gesicht der Zeit stammelt
bis es nur noch
ein Rascheln von Blättern ist
davongetragen vom Wind,
Fumarolen, an die sich die abwesenden Körper klammern.
/… /
Pour toute mémoire, il n’est d’autre poussière
que le vent, pour tout visage retourné à la terre,
il n’est d’autre sursis que cette brèche ouverte
dans la lumière qui noircit sous le ciel.
Recouvrant le seuil autant que flocons,
tous les chemins se perdent sous les pas du passé
à jamais éclipsé avec chaque présent.
Für jedes Gedenken gibt es keinen anderen Staub
als den Wind, für jedes Gesicht, der Erde zugekehrt
gibt es keinen anderen Aufschub als diese offene Bresche
im Licht sich verdunkelnd unterm Himmel.
Die Schwelle bedeckend ebenso wie die Flocken,
verlieren sich alle Wege unter den Schritten der Vergangenheit
für immer verfinstert mit jeder Gegenwart.
Die regungslose Reise - Eva-Maria Berg
Erinnerung
widersteht
nicht dem schmerz
willkürlich
die leere
an stelle
der menschen
nulle mémoire
ne résiste
à la douleur
implacable
le vide
à la place
des hommes
/… /
Schweigen
die ausgelöschten stimmen
nie verklingen lassen
se taire
que les voix éteintes
résonnent encore
/… /
auf spuren jener
zu gehen die
ausgelöscht sind
lässt die füße
brennen und
die augen
verschwimmen
beim anblick
des himmels
aller sur leurs traces
celles qui
sont éteintes
les pieds
brûlants et
les yeux
brouillés
en face
du ciel
/… /
der wieder und
wieder das
laub abwirft
um der neuen
jahreszeit raum
zu geben
qui encore et
encore disperse
les feuilles
pour donner
de l’espace à
la nouvelle saison
Ainsi, la tâche de l'écrivain ne peut être de nier la douleur, d'effacer ses traces, de la masquer. Il doit – au contraire – la reconnaître et encore une fois, afin que nous puissions la voir, la saisir dans sa vérité.
So kann es auch nicht Aufgabe des Schriftstellers sein, den Schmerz zu leugnen, seine Spuren zu verwischen, über ihn hinwegzutäuschen. Er muß ihn – im Gegenteil – wahrhaben und noch einmal, damit wir sehen können, wahrmachen.
Ingeborg Bachmann
"Le voyage immobile / Die regungslose Reise", livre paru en 2017 aux Éditions du Petit Véhicule - 150 Boulevard des Poilus, 44300 Nantes -www.lepetitvehicule.com