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18 juin 2020 4 18 /06 /juin /2020 22:19

Si la littérature demeure au fond la seule manière d’envisager l’avenir de toute mémoire, le titre donné au recueil "Le voyage immobile / Die regungslose Reise" vient signifier le travail souterrain de la mémoire des camps dont la culture européenne porte désormais l’empreinte en filigrane, traces invisibles d’un temps qui a été et qui projette ses ombres sur nos vies, ainsi que ces étoiles disparues dont la lumière continue à nous parvenir. De même que le silence, cette lumière qui nous traverse reste indéchiffrable, découvrant dans la mémoire un espace sans représentation. C’est à l’intérieur de ce "no man’s land" que s’expose l’issue du poème qui résiste dans l’ombre portée des camps, sur cette terre usée par les piétinements, disloquée, séparée d’elle-même, tournée vers ce qui vient encore dans notre présent, tel un voyage immobile sur une route sans retour.

 

 

 

 

LE VOYAGE IMMOBILE

Die regungslose Reise

 

Alain Fabre-Catalan & Eva-Maria Berg

 

Ce livre a été écrit à quatre mains, une manière de nous inscrire à même l’héritage d’un passé qui ne passe pas, dont on sait qu’il demeure inappropriable mais avec l’impératif de répondre en son nom et de le maintenir en vie. Nous sachant "affectés par ce qui est arrivé là, affectés sans avoir même à décider de nous laisser affecter, nous témoignons de ce que nous ne pouvons ni oublier ni nous rappeler", sans doute pour accorder à ce qui reste sans nom, une voix de fin silence.

 

Avec une reliure à la chinoise, l'édition bilingue de ce livre d'artiste comporte quatorze dessins originaux du peintre Jean-Marie Cartereau.

 

Placés sous le signe de la rencontre, voici quelques extraits du Voyage immobile, un livre écrit entre deux rives, à la confluence de deux langues, en écho à l’œuvre de Nelly Sachs qui a souhaité "donner une stèle de paroles" aux morts et aux (sur)vivants, ultime gardienne de leur présence muette à travers le temps.

 

 

 

 

Peuples de la terre,

Ô que nul ne pense mort quand il dit vie –

et nul ne pense sang quand il prononce berceau –

 

Peuples de la terre,

laissez les paroles à leur source,

car ce sont elles qui peuvent faire avancer

les horizons dans les vrais ciels

et de leur face cachée,

tel un masque derrière lequel bâille la nuit,

aider à enfanter les étoiles –

 

Nelly Sachs, in Éclipse d'étoile

 

 

Dessin JM Cartereau

 

 

Le voyage immobile - Alain Fabre-Catalan

 

 

Contre le feu de l’oubli,

la litanie des noms est la seule réponse.

 

 

      Wider das Feuer des Vergessens,

      ist die Litanei der Namen die einzige Antwort.

 

 

/… /

 

 

Le visage du temps balbutie

jusqu’à n’être plus

 

qu’un froissement de feuilles

emportées par le vent,

 

fumerolles où s’agrippent les corps absents.

 

 

      Das Gesicht der Zeit stammelt

      bis es nur noch

 

      ein Rascheln von Blättern ist

      davongetragen vom Wind,

 

      Fumarolen, an die sich die abwesenden Körper klammern.

 

 

/… /

 

 

Pour toute mémoire, il n’est d’autre poussière

que le vent, pour tout visage retourné à la terre,

il n’est d’autre sursis que cette brèche ouverte

 

dans la lumière qui noircit sous le ciel.

 

Recouvrant le seuil autant que flocons,

tous les chemins se perdent sous les pas du passé

 

à jamais éclipsé avec chaque présent.

 

 

      Für jedes Gedenken gibt es keinen anderen Staub
      als den Wind, für jedes Gesicht, der Erde zugekehrt

      gibt es keinen anderen Aufschub als diese offene Bresche

 

      im Licht sich verdunkelnd unterm Himmel.

 

      Die Schwelle bedeckend ebenso wie die Flocken,
      verlieren sich alle Wege unter den Schritten der Vergangenheit

 

      für immer verfinstert mit jeder Gegenwart.

 

 

Dessin JM Cartereau

 

 

Die regungslose Reise - Eva-Maria Berg

 

 

Erinnerung

widersteht

nicht dem schmerz

 

willkürlich

die leere

an stelle

der menschen

 

      nulle mémoire

      ne résiste

      à la douleur

 

      implacable

      le vide

      à la place

      des hommes

 

 

/… /

 

 

Schweigen

 

die ausgelöschten stimmen

nie verklingen lassen

 

      se taire

 

      que les voix éteintes

      résonnent encore

 

 

/… /

 

 

auf spuren jener

zu gehen die

ausgelöscht sind

lässt die füße

brennen und

die augen

verschwimmen

beim anblick

des himmels

 

      aller sur leurs traces

      celles qui

      sont éteintes

      les pieds

      brûlants et

      les yeux

      brouillés

      en face

      du ciel

 

 

/… /

 

 

der wieder und

wieder das

laub abwirft

um der neuen

jahreszeit raum

zu geben

 

      qui encore et

      encore disperse

      les feuilles

      pour donner

      de l’espace à

      la nouvelle saison

 

 

Dessin JM Cartereau

 

 

Ainsi, la tâche de l'écrivain ne peut être de nier la douleur, d'effacer ses traces, de la masquer. Il doit – au contraire – la reconnaître et encore une fois, afin que nous puissions la voir, la saisir dans sa vérité.

 

So kann es auch nicht Aufgabe des Schriftstellers sein, den Schmerz zu leugnen, seine Spuren zu verwischen, über ihn hinwegzutäuschen. Er muß ihn – im Gegenteil – wahrhaben und noch einmal, damit wir sehen können, wahrmachen.

 

Ingeborg Bachmann

 

 

"Le voyage immobile / Die regungslose Reise", livre paru en 2017 aux Éditions du Petit Véhicule - 150 Boulevard des Poilus, 44300 Nantes -www.lepetitvehicule.com

 

 

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  • Alain Fabre-Catalan est poète, traducteur et membre du Comité de rédaction de la Revue Alsacienne de Littérature à Strasbourg et de la revue Les Carnets d'Eucharis. Il a publié en 2013 aux éditions Les Lieux-Dits un ensemble de proses, VERTIGES et en 2017 LE VOYAGE IMMOBILE aux éditions de Petit Véhicule à Nantes.
  • Alain Fabre-Catalan est poète, traducteur et membre du Comité de rédaction de la Revue Alsacienne de Littérature à Strasbourg et de la revue Les Carnets d'Eucharis. Il a publié en 2013 aux éditions Les Lieux-Dits un ensemble de proses, VERTIGES et en 2017 LE VOYAGE IMMOBILE aux éditions de Petit Véhicule à Nantes.

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L'Atelier du poème

◊ Ce qui témoigne que quelque chose s’est écrit, s’apparente ici à la figure irrégulière du poème se donnant à lire sur le glacis du papier ou bien l’écran en son rafraîchissement permanent.

 

◊ C’est la trace d’une présence dès lors évanouie, hormis les mots qui tentent d’en retenir l’empreinte. Son ultime destination n’a d’autre adresse que le saisissement d’un regard dans l’entrelacement des signes.

 

◊ Avec ce degré de considération accordé au grain d’une voix, vous êtes dans l’instant seul à en recueillir l’écho, cette résonnance qui parle à l’oreille du lecteur.

 

 Qui habite la voix patiente de la langue pour en faire son ultime demeure a le privilège de s’affranchir du temps. Telle une parole qui se découvre, jetée sur nos pas hésitants, la clarté seule devrait suffire.

 

◊ Avec ce peu de chose déployé dont le vol ressemble à un passage d’ombres insaisissables, « désaccordée, comme par la neige », résonne et nous atteint « la cloche dont on sonne pour le repas du soir ».

 

◊ La lumière ainsi retrouve son chemin et le simple bruit d’un ruisseau nous dévisage au détour d’un mot, d’une phrase posée là, en attente sur la page.

 

◊ Un instant sauvegardée, cette part du monde qui semblait perdue bruisse sur nos lèvres. Est-ce le fruit de l’air qui parle à notre oreille, ce dévoilement qui donne force vive en écho à des paroles que sépare le temps ?

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