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« Je pense – et j'ai écrit – que tout livre pousse (en bonne partie) sur d'autres livres. Le besoin chimérique, qui démange beaucoup de "créateurs", de ne se sentir redevables en rien à la littérature qui les a précédés, ne m'obsède en aucune façon. Le monde et la bibliothèque font partie à titre égal des éléments auxquels je me réfère, quand j'écris, et je ne ferai jamais preuve d'aucune fausse honte à ce sujet. »

Julien Gracq


Amazing World

À tout ce qui est terrible fait face la poésie

Reconnaissances à Martine Broda

Alain FABRE-CATALAN


Revue Alsacienne de Littérature n°108 - Décembre 2009

« La poésie est toujours célébration,
célébration elle l'est,
même au cœur des fêtes de l'abîme, des fêtes du néant. »

Roberto Juarroz


Quand j'ai appris la mort de Martine Broda en avril dernier, je me suis souvenu de sa silhouette penchée vers l'auditoire, il y a quelques années, lors d'un séminaire qui se déroulait à l'Université de Strasbourg. Dans une salle comble et surchauffée, Martine Broda répondait aux questions des étudiants sur sa poésie. Elle évoquait la figure de l'ange toujours présente dans sa vie, héritage de Rilke qui l'accompagnait à chaque instant et ne cessait de cheminer dans son écriture. J'ai aimé l'entendre parler et abandonner ainsi à cette assemblée qu'elle ne reverrait pas, cette part d'elle-même qui fait la singularité d'une voix, d'autant plus solitaire qu'elle semblait s'adresser à tous ceux qui la questionnaient et dans le même temps à personne en particulier. Sans doute, en est-il ainsi de la poésie.


« L'ange ressemble à tout ce que j'ai dû quitter : aux êtres, et plus précisément aux choses. Il loge dans les choses que je n'ai plus. Il les rend transparentes, et derrière chacune d'elles m'apparaît celui à qui elles étaient destinées. C'est pourquoi personne ne peut me surpasser dans ce qui est d'offrir. Oui, l'ange était peut-être attiré par quelqu'un qui offre et qui repart les mains vides. » Par cette épigraphe de Walter Benjamin s'ouvre « Grand jour », un des recueils de poèmes de Martine Broda. Aujourd'hui disparue, la voilà devenue à son tour cet ange que le lecteur pressent derrière chaque page, chaque poème qui s'offre à lui. Elle seule est repartie les mains vides et je me sens aujourd'hui, écrivant ces lignes devant son livre, comme quelqu'un qui passe, appelé par ce grand jour qui tremble « autour du fleuve temps » et reçoit sa présence en héritage.

Le recommencement n'a pas de saison et c'est les yeux fermés que le poète souscrit à la disparition de sa parole qui survit dans l'ombre claire des mots offerts au grand vent de l'oubli, devenus à leur tour transparents, tournés vers le mutisme du ciel, vers « l'hirondelle immobile et ravie » qui nous laisse en chemin « précédé d'aucun testament », pour reprendre les mots de René Char.

 

« nuits blanches, semées d’étoiles, l’absence
comme un pont jeté, et ma nuit qui palpite,
pleine de toi, et je voudrais pouvoir le dire
avec mes lèvres mes doigts courant sur
ta peau traçant dessins de fièvre


je suis allée vers toi en somnambule
notre histoire est-elle une page blanche
ou plutôt une respiration du destin
puisque les plus beaux instants tremblent
nous hésitons avant l’accomplissement
au-delà de tes mains je n’ose même imaginer »

 

(Martine Broda - 18 mai 2008


Dans les Élégies de Duino, Rilke évoque la chute de l'ange, cet événement qui constitue l'un des grands mythes de la Bible, ces anges déchus qui expliquent le mal et sa présence dans le monde, ces traces funestes qui nous éclairent comme les étoiles dont nous percevons la lumière et qui sont déjà mortes, disparues à jamais. Ainsi pour voir ces étoiles, faut-il creuser son chemin à l'envers du ciel et redonner à la chute le pouvoir d'illuminer puisque nous vivons sous un ciel dont les innombrables étoiles sont tombées, abandonnant dans nos yeux des traces de lumière.


Sous l'arche du poème, pour qui veut franchir le gué, parmi les passeurs il y a cette autre constellation qui éclaire nos nuits d'ignoranc
e et d'incertitude, celle qui a pour nom Trakl, Rilke, Akhmatova, Tsvetaeva, Mandelstam, Celan, Jouve, Char, Juarroz, Paz, Valente, du Bouchet. Ainsi vivons-nous dans la cendre où résonnent « claires comme les étoiles » toutes sortes de voix accrochées à la nuit « happant l'abîme » désormais perdu « à tant marcher vers la lumière », « vers le dernier verger » où le nom de Martine Broda s'écrit « noir sur noir » en son ciel de langue.


Funambule sur sa corde soudain précipité au bord de l'éblouissement, le poète garde le pouvoir de lever la cécité de nos yeux, telle une épiphanie sur le monde. De cette constellation, « la treizième revient, c'est encore la première ».


 © Alain Fabre-Catalan

 

La traductrice, poète et essayiste Martine Broda, née à Nancy le 17 mars 1947, est morte à Paris le jeudi 23 avril 2009. Directrice de recherche au CNRS, elle s’est consacrée à l’étude de la poésie contemporaine. Spécialiste du poète de langue allemande Paul Celan (1920-1970), elle a traduit notamment Die Niemandsrose, La Rose de personne (Nouvelle édition José Corti, 2002) et publié un essai remarquable sur Paul Celan, Dans la main de personne (Cerf, 1986). Explorant tout le champ de la poésie, elle a écrit un essai novateur sur le lyrisme et la lyrique amoureuse, L'amour du nom, paru aux éditions José Corti en 1997. Mais son vrai domaine aura été l’écriture de la poésie qui n’obéit, disait-elle, qu’à « une impérieuse nécessité » née « sous le coup d’une émotion » dont le lecteur découvrira les accents singuliers dans ses deux derniers recueils : Poèmes d'été et Éblouissements, parus chez Flammarion en 2000 et 2003.




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Une lecture de Valérie Rouzeau à Ouï Lire

Alain FABRE-CATALAN

 

Revue Alsacienne de Littérature n°107 - Septembre 2009

 

Le mardi 7 avril 2009 à l'invitation de l'association Ouï Lire, Valérie Rouzeau, poète et traductrice, a donné une lecture de ses textes. Ce fut une rencontre particulièrement attendue avec une des voix nouvelles de la poésie contemporaine. Elle s'est fait connaître d'un public plus large par la publication de deux recueils (Pas revoir, Le Dé Bleu, 1999 et Neige rien, Unes, 2000) qui ont été remarqués pour l'originalité de son écriture.


Elle est née à Cosne-sur-Loire dans la Nièvre en 1967. Titulaire d’une maîtrise de traduction littéraire, elle a traduit notamment Sylvia Plath (La Traversée in Arbres d’hiver, Poésie/Gallimard) et William Carlos Williams. N'exerçant pas d'activité salariée, elle tâche de "vivre en poésie" et de sa poésie, ce qui est singulièrement audacieux, grâce à la traduction, aux lectures publiques et aux ateliers dans les classes.


Valérie Rouzeau a choisi de lire des passages du livre emblématique de son écriture et de son histoire personnelle Pas revoir qui l'accompagne depuis maintenant dix ans, et c'est avec une émotion non dissimulée qu'elle a parcouru pour nous ce recueil écrit à la mort de son père. Après quelques hésitations devant un texte qu'elle avait beaucoup lu en public au point de "s'entendre lire elle-même", debout devant le micro, elle reprit sa lecture d'une voix de plus en plus claire et assurée, enveloppant les mots d'un accent de sincérité immédiatement perceptible, entrecoupant sa lecture de brefs rappels des circonstances qui l'avaient amenée à écrire ces poèmes qu'elle revivait jusqu'à la montée des larmes. Elle poursuivit au même rythme le chemin qui l'entraînait sur les pas de son père, vers cette mort que chaque poème devait affronter avec des mots précipités qui prennent de vitesse l'émotion, bousculant la syntaxe au passage, mêlant les souvenirs d'une enfance perdue et retrouvée jusqu'aux plus infimes sensations d'un présent désormais mis à l'épreuve. Avec cette voix juste et vivante dont la musique s'échappait de ses lèvres, Valérie Rouzeau a su rendre à la poésie sa force d'effraction visant à la fois l'imaginaire et le langage qu'il produit, une manière d'habiter la dimension orale de la langue avec une grande inventivité.


Ébauchant quelques sourires vers l'assistance, le regard direct d'un noir profond, qui allait au-devant d'elle chercher d'autres regards, guetter d'autres yeux comme pour prendre appui, elle semblait si solidement installée sur ses pieds rivés au sol, que seule sa voix décollait par-dessus les têtes d'une assemblée captive du silence sitôt empli de la musique répétée de poèmes courts et chantants, de mots mêlés de rimes autant que chants et ritournelles, fruits de variations sans nombre. Contenue par ce qui l'avait au premier instant traversée pour en être transportée de place en place, l'émotion se faisait poème de mots et de sons savamment agencés, orchestrés, déroulant pas à pas les accords tendres d'une enfance qui remonte à la surface comme une sorte d'évidence.


Debout sur le perron de sa voix, d'un même élan, elle égrenait les notes claires et joyeuses de sa partition jusque dans la perte et le malheur de ce qui n'est plus qu'à travers les mots et les noms de ceux qui l'accompagnent : "Je pense aux personnes merveilleuses de ma vie je pense à vous mes amis vous mes inconnus innombrables je pense à Robert Desnos dont les yeux étaient des perles je pense à Rimbaud le jeune homme vert qui rougissait jusqu'aux oreilles je pense à d'Aubigné couché avec ses pistolets".


Valérie Rouzeau fit résonner au même titre que les mots du poème, les noms de François Villon, Louise Labé, Agrippa d'Aubigné, Arthur Rimbaud, Guillaume Apollinaire, Robert Desnos, les amis "jamais rencontrés" mais toujours présents, toujours entreprenants pour nous faire savoir qu'écrire de la poésie n'est pas une affaire seulement personnelle mais pour laquelle il faut mettre ses pas dans ceux qui nous montrent encore la voie, ouverte aux valeureux marcheurs sur la route des mots pris au mot, faisant entendre dans la voix qui déploie le texte, la mélodie syncopée de la langue sans trêve tournée et retournée sur le grill des émotions, dans le lent défilé des jours qui restent à vivre.


La lecture s'est achevée avec des poèmes extraits d'autres recueils. Neige rien, chronique de la vie ordinaire et de la banalité des jours, écrite en rouge avec la colère qui affronte "le monde tel qu'il ne va pas" et la syntaxe qui étire les phrases sous les mots qui s'entrechoquent. Il faut y entendre aussi "N'ai-je rien", explique-t-elle car "il n'y est question que de gens démunis." Va où, complainte qui dit l'amour impossible et fait la nique à sa propre solitude, précipitation de la vie et trésor d'expériences consacrant son retour à Paris, elle y écrit la vitesse de l'existence qui fuit devant ses yeux et qu'elle veut vivre coûte que coûte jusqu'au bout du chemin. Et en forme de viatique pour un voyage au long cours, Apothicaria, un unique long poème de 167 vers, composé sur la Tabacaria de Pessoa, mais sans la métaphysique !


Ainsi avec Valérie Rouzeau refleurit le temps de l'invention poétique faisant feu de tout bois jusqu'à renouer avec les chemins détournés de la parole vive, user volontairement de mots incertains, revendiquer les hésitations et les fausses naïvetés du langage qu'on dit enfantin avec tous ces tours et détours de langue qui irriguent la matière même de ses poèmes. C'est avec cette passion de dire qu'elle renouvelle dans chacun de ses livres, l'émotion qui atteint en plein cœur donnant au visage des mots qu'elle dessine ce trait d'apparence malhabile et à son écriture un rythme reconnaissable entre tous. Un tempo toujours en suspension sur la pointe des phrases portées dans la voix et qui s'ébruitent littéralement en tous sens. Ce sont là véritablement des poèmes qui ne délivrent toute leur saveur que dans le va-et-vient de cette voix qu'ils appellent, en un joyeux détournement de langue qui ne cesse de troubler et de surprendre le lecteur qui s'aventure sur ces chemins où la poésie s'invente un nouveau visage.

© Alain Fabre-Catalan

 

Valérie Rouzeau, Pas revoir – Le Dé Bleu, 1999



François Cheng

Le poète chinois Cai Tianxin à Ouï Lire

Alain FABRE-CATALAN

 

Revue Alsacienne de Littérature n°105 - Mars 2009

 

Le mardi 18 novembre 2008, l'association Ouï Lire a invité le poète Cai Tianxin pour une lecture bilingue chinois-français. Ce fut l'occasion d'une rencontre exceptionnelle avec un écrivain de langue chinoise autour de son recueil de poèmes traduit par Anne-Marie Soulier et qui vient de paraître aux éditions « L'oreille du loup » à Paris, avec un titre particulièrement évocateur « Dans l'océan du monde ».


Né en 1963 à Huangyan, sur la côte sud-est de la Chine, Cai Tianxin est poète, essayiste et traducteur en langue chinoise de textes de Jorge Luis Borges, Gabriel Garcia Marquez, Octavio Paz, Antonio Porchia, Elizabeth Bishop et Margaret Atwood. Il a fondé en 1995 une revue de poésie qui porte le nom du poète « Apollinaire ». Ses propres poèmes ont été traduits dans de nombreuses langues et les voyages sous toutes les latitudes constituent une part importante de son inspiration. Il est par ailleurs mathématicien et il enseigne la théorie des nombres à l'université de Hangzhou, « la plus belle ville du monde » si l'on en croit Marco Polo.


Les poèmes qu'il nous a lus et présentés en compagnie d'Anne-Marie Soulier et qui ont résonné à nos oreilles dans une langue qui semble au premier abord si éloignée dans son articulation, nous ont fait entendre les accents singuliers et parfois déconcertants d'un univers sans cesse en mouvement dont les images se bousculaient devant nos yeux. Une lecture qui aura comblé nos sens et exalté l'imaginaire du poème en mêlant tour à tour les éléments du monde physique parmi lesquels se détache l'élément liquide, l'eau sans cesse renouvelée et au caractère inépuisable sous le regard changeant de la lumière, autant de traits saisis comme à la pointe d'un pinceau d'encre noire parcourant les espaces d'un monde à explorer sans fin. Telle est apparue la poétique singulière de ce poète voyageur venu sur les pas de Guillaume Apollinaire jeter un instant ses filets au bord des rives du Rhin pour tenter d'en saisir quelques éclats de lumière, quelques figures découpées dans les brumes d'automne. Comme autant de voyages intérieurs, les pérégrinations du poète ont fait naître le rêve de vivre dans ce monde qui serait à l'image d'un océan qu'un simple battement de cils ou de paupières viendrait agiter, répandant sur sa surface infinie une multitude de visions fugitives.


C'est par la lecture de trois poèmes d'Apollinaire traduits en chinois (Automne – Cor de chasse – L'adieu) que Cai Tianxin a introduit la dernière partie de sa lecture consacrée à une suite de poèmes regroupés sous le titre « Chants de la vie tranquille ». La question de la persistance des choses et des êtres traverse nombre de ses textes écrits, nous confie-t-il, pour tenter de retenir le temps. Écrire n'est-ce pas saisir cet instant unique où vient le temps du rêve avide de disparaître sur nos lèvres assoiffées, et sentir qu'alentour des yeux et des cils purs répandent le parfum du temps, de même que tombent les pétales comme des sons de cloche. L'insistance des images visuelles confère à cette écriture une empreinte surréaliste dispersée ça et là dans le corps des poèmes, sorte de jalons dressés sur les pas du lecteur, mémoire des divagations opérées jour après jour par le poète pour combler l'insuffisance du monde.

© Alain Fabre-Catalan

 

Cai Tianxin, Dans l'océan du monde – Traduction par Anne-Marie Soulier

Éditions « L'Oreille du Loup » – Paris, 2009

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  • Alain Fabre-Catalan est poète, traducteur et membre du Comité de rédaction de la Revue Alsacienne de Littérature à Strasbourg et de la revue Les Carnets d'Eucharis. Il a publié en 2013 aux éditions Les Lieux-Dits un ensemble de proses, VERTIGES et en 2017 LE VOYAGE IMMOBILE aux éditions de Petit Véhicule à Nantes.
  • Alain Fabre-Catalan est poète, traducteur et membre du Comité de rédaction de la Revue Alsacienne de Littérature à Strasbourg et de la revue Les Carnets d'Eucharis. Il a publié en 2013 aux éditions Les Lieux-Dits un ensemble de proses, VERTIGES et en 2017 LE VOYAGE IMMOBILE aux éditions de Petit Véhicule à Nantes.

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L'Atelier du poème

◊ Ce qui témoigne que quelque chose s’est écrit, s’apparente ici à la figure irrégulière du poème se donnant à lire sur le glacis du papier ou bien l’écran en son rafraîchissement permanent.

 

◊ C’est la trace d’une présence dès lors évanouie, hormis les mots qui tentent d’en retenir l’empreinte. Son ultime destination n’a d’autre adresse que le saisissement d’un regard dans l’entrelacement des signes.

 

◊ Avec ce degré de considération accordé au grain d’une voix, vous êtes dans l’instant seul à en recueillir l’écho, cette résonnance qui parle à l’oreille du lecteur.

 

 Qui habite la voix patiente de la langue pour en faire son ultime demeure a le privilège de s’affranchir du temps. Telle une parole qui se découvre, jetée sur nos pas hésitants, la clarté seule devrait suffire.

 

◊ Avec ce peu de chose déployé dont le vol ressemble à un passage d’ombres insaisissables, « désaccordée, comme par la neige », résonne et nous atteint « la cloche dont on sonne pour le repas du soir ».

 

◊ La lumière ainsi retrouve son chemin et le simple bruit d’un ruisseau nous dévisage au détour d’un mot, d’une phrase posée là, en attente sur la page.

 

◊ Un instant sauvegardée, cette part du monde qui semblait perdue bruisse sur nos lèvres. Est-ce le fruit de l’air qui parle à notre oreille, ce dévoilement qui donne force vive en écho à des paroles que sépare le temps ?

Éclats De Voix