« Comme la feuille que le fleuve emporte », Jorge Luis Borges a traversé le labyrinthe des jours qui furent siens jusqu’à se perdre dans le déclin du siècle dont les échos nous parviennent encore, éclats de voix mêlés aux accents argentins de la milonga. « Déjà l’ombre a scellé les miroirs qui redoublent la fiction des choses » écrit-il, avec le regard du clairvoyant, ce regard de voyant qui n’est pas de l’ordre du visible mais qui « contemple » le soleil de face pour tenter de regagner l’éternité des êtres et des lieux.
MILONGA DE JACINTO CHICLANA
Je me souviens, il y a longtemps,
Une nuit à Balvanera
Que quelqu’un a lâché un nom :
C’était Jacinto Chiclana.
Il fut également question
D’un coin de rue et d’un poignard ;
Les lames croisées, leur éclat,
Les années nous les laissent voir.
Qui peut savoir pourquoi ce nom
Ne cesse pas de me hanter ;
Moi j’aurais bien aimé connaître
Cet homme et ce qu’il a été.
D’un caractère mesuré
Je le vois grand et accompli,
Et sans un mot plus haut que l’autre
Capable de jouer sa vie.
Personne qui d’un pas si ferme
Ait jamais marché sur la terre ;
Personne qui fut comme lui
Et dans l’amour et dans la guerre.
Sur le jardin et sur la cour
Sont les tours de Balvanera ;
Á un coin de rue comme un autre
Le hasard de cette mort-là.
Il n’y a que Dieu pour savoir
De quelle trempe était cet homme ;
Messieurs, en ce moment je chante
Ce que dit le nom qui le nomme.
L’espérance n’est jamais vaine
Toujours est meilleur le courage;
Cette milonga que voilà
Est pour Jacinto Chiclana.
MILONGA DE JACINTO CHICLANA
Me acuerdo. Fue en Balvanera,
En una noche lejana
Que alguien dejó caer el nombre
De un tal Jacinto Chiclana.
Algo se dijo también
De una esquina y de un cuchillo ;
Los años nos dejan ver
El entrevero y el brillo.
Quién sabe por qué razón
Me anda buscando ese nombre ;
Me gustaría saber
Cómo habra sido aquel hombre.
Alto lo veo y cabal,
Con el alma comedida,
Capaz de no alzar la voz
Y de jugarse la vida
Nadie con paso más firme
Habrá pisado la tierra ;
Nadie habrá habido como él
En el amor y en la guerra.
Sobre la huerta y el patio
Las torres de Balvanera
Y aquella muerte casual
En una esquina cualquiera.
Sólo Dios puede saber
La laya fiel de aquel hombre ;
Señores, yo estoy cantando
Lo que se cifra en el nombre.
Siempre el coraje es mejor,
La esperanza nunca es vana ;
Vaya pues esta milonga
Para Jacinto Chiclana.
LE RÉVEIL
C’est la clarté, j’émerge lourdement,
De mes rêves vers le rêve habituel
Et les choses retrouvent, rituel,
Leur espace attendu, lorsque au présent
Converge, immense, accablant, le nuage
Du passé : les siècles de migrations
De l’oiseau et de l’homme, les légions
Détruites par l’épée, Rome et Carthage.
Elle revient aussi ma quotidienne histoire :
Ma voix, mon visage, ma peur, mon sort.
Si cet autre réveil, qui est la mort,
Pouvait m’apporter un temps sans mémoire
De mon nom, de tout ce qui fut ma vie !
Si ce matin-là pouvait être l’oubli !
EL DESPERTAR
Entra la luz y asciendo torpemente
De los sueños al sueño compartido
Y las cosas recobran su debido
Y esperado lugar y en el presente
Converge abrumador y vasto el vago
Ayer: las seculares migraciones
Del pájaro y del hombre, las legiones
Que el hierro destruyó: Roma y Cartago.
Vuelve también mi cotidiana historia:
Mi voz, mi rostro, mi temor, mi suerte.
¡Ah, si aquel otro despertar la muerte
Me deparara un tiempo sin memoria
De mi nombre y de todo lo que he sido!
¡Ah, si en esa mañana hubiera olvido!
© Nicolas de Staël