Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
25 juin 2012 1 25 /06 /juin /2012 19:19

Jusque dans son inachèvement, la prose incandescente d’Ingeborg Bachmann arpente la terre dévastée de l’après-guerre où cette vérité qu’elle voulait arracher comme « une confession à la chair », la vérité du temps en sursis ne cesse de brûler dans les mémoires avec l’image obsédante d’un « enfant en flammes ». Ainsi dira-t-elle à son sujet : « Quand je suis dans l'écriture, je crois que tout, jusqu'au sommeil, jusqu'à la nuit me ramène au texte dans lequel je suis. » Sa rencontre avec Paul Celan en mai 1948 ouvre un chemin d’ombre et de lumière dans sa vie où se mêlent les promesses déroutantes de l’amour et de la poésie jusqu’à la disparition brutale du poète « noyé dans le fleuve au cours du transport », celui dont elle écrira dans un chapitre de son roman Malina, « je l’ai aimé plus que ma vie ».

Nicolas de Staël - Le Concert 1955


LE TEMPS EN SURSIS

 

Ils viennent les jours plus durs.

Révocable, le temps en sursis

pointe à l'horizon.

Bientôt il faudra lacer tes chaussures

et repousser les chiens vers les fermes des polders.

Car les entrailles des poissons

ont gelé dans le vent.

Misérable, brûle la lumière des lupins.

Ton regard cherche une trace dans le brouillard :

Révocable, le temps en sursis

pointe à l'horizon.

 

Là-bas, ta bien-aimée s'enlise dans les sables

qui montent autour de ses cheveux flottant au vent,

lui coupent la parole,

lui intiment l'ordre de se taire,

elle qui est mortelle

et prompte à l'adieu

après chaque étreinte.

 

Ne te retourne pas.

Lace tes chaussures.

Repousse les chiens.

Jette les poissons à la mer.

Éteins les lupins !

 

Ils viennent les jours plus durs.

Edgar Jené 2

DIE GESTUNDETE ZEIT

 

Es kommen härtere Tage.

Die auf Widerruf gestundete Zeit

wird sichtbar am Horizont.

Bald musst du den Schuh schnüren

und die Hunde zurückjagen in die Marschhöfe.

Denn die Eingeweide der Fische

sind kalt geworden im Wind.

Ärmlich brennt das Licht der Lupinen.

Dein Blick spurt im Nebel:

die auf Widerruf gestund e te Zeit

wird sichtbar am Horizont.

 

Drüben versinkt dir die Geliebte im Sand,

er steigt um ihr wehendes Haar,

er fällt ihr ins Wort,

er befiehlt ihr zu schweigen,

er findet sie sterblich

und willig dem Abschied

nach jeder Umarmung.

 

Sieh dich nicht um.

Schnür deinen Schuh.

Jag die Hunde zurück.

Wirf die Fische ins Meer.

Lösch die Lupinen!

 

Es kommen härtere Tage.

Edgar Jené - Ami de Celan

Silence ! J’enfonce l’épine dans ton cœur,

Car la rose, la rose

se tient parmi les ombres dans le miroir, elle saigne !

Paul Celan, Stille

Celan - Bachmann


DE L’OBSCUR À DIRE

Semblable à Orphée je joue

sur les cordes de la vie la mort

et de la beauté de la terre

et de tes yeux qui dominent le ciel,

je n'ai à dire que l’obscur.

 

N'oublie pas que toi aussi, soudain,

ce matin-là, quand ta couche

était encore humide de rosée et que l'œillet

dormait sur ton cœur,

tu vis le fleuve noir

qui passait à tes côtés.

 

La corde de silence

tendue sur la vague de sang,

je saisis ton cœur qui résonne.

Ta boucle fut transformée

en cheveux d'ombre de la nuit,

des ténèbres les flocons noirs

recouvrirent ton visage.

 

Et je ne suis pas tienne.

Voilà notre plainte à tous deux maintenant.

 

Mais comme Orphée, je sais

du côté de la mort la vie

et pour moi sur l’horizon bleuit

ton œil à jamais fermé.

Georg-Baselitz-2.jpg

DUNKLES ZU SAGEN

 

Wie Orpheus spiel ich

auf den Saiten des Lebens den Tod

und in die Schönheit der Erde

und deiner Augen, die den Himmel verwalten,

weiß ich nur Dunkles zu sagen.

 

Vergiß nicht, daß auch du, plötzlich,

an jenem Morgen, als dein Lager

noch naß war von Tau und die Nelke

an deinem Herzen schlief,

den dunklen Fluß sahst,

der an dir vorbeizog.

 

Die Saite des Schweigens

gespannt auf die Welle von Blut,

griff ich dein tönendes Herz.

Verwandelt ward deine Locke

ins Schattenhaar der Nacht,

der Finsternis schwarze Flocken

beschneiten dein Antlitz.

 

Und ich gehör dir nicht zu.

Beide klagen wir nun.

 

Aber wie Orpheus weiß ich

auf der Seite des Todes das Leben

und mir blaut

dein für immer geschlossenes Aug.


© Nicolas de Staël, Edgar Jené, Georg Baselitz & la photo d'Ingeborg Bachmann avec Paul Celan

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Demeure nomade
  • : Anthologie personnelle - Chroniques - Publications - Traductions
  • Contact

Blog D'alain Fabre-Catalan

  • Blog d'Alain Fabre-Catalan
  • Alain Fabre-Catalan est poète, traducteur et membre du Comité de rédaction de la Revue Alsacienne de Littérature à Strasbourg et de la revue Les Carnets d'Eucharis. Il a publié en 2013 aux éditions Les Lieux-Dits un ensemble de proses, VERTIGES et en 2017 LE VOYAGE IMMOBILE aux éditions de Petit Véhicule à Nantes.
  • Alain Fabre-Catalan est poète, traducteur et membre du Comité de rédaction de la Revue Alsacienne de Littérature à Strasbourg et de la revue Les Carnets d'Eucharis. Il a publié en 2013 aux éditions Les Lieux-Dits un ensemble de proses, VERTIGES et en 2017 LE VOYAGE IMMOBILE aux éditions de Petit Véhicule à Nantes.

Recherche

L'Atelier du poème

◊ Ce qui témoigne que quelque chose s’est écrit, s’apparente ici à la figure irrégulière du poème se donnant à lire sur le glacis du papier ou bien l’écran en son rafraîchissement permanent.

 

◊ C’est la trace d’une présence dès lors évanouie, hormis les mots qui tentent d’en retenir l’empreinte. Son ultime destination n’a d’autre adresse que le saisissement d’un regard dans l’entrelacement des signes.

 

◊ Avec ce degré de considération accordé au grain d’une voix, vous êtes dans l’instant seul à en recueillir l’écho, cette résonnance qui parle à l’oreille du lecteur.

 

 Qui habite la voix patiente de la langue pour en faire son ultime demeure a le privilège de s’affranchir du temps. Telle une parole qui se découvre, jetée sur nos pas hésitants, la clarté seule devrait suffire.

 

◊ Avec ce peu de chose déployé dont le vol ressemble à un passage d’ombres insaisissables, « désaccordée, comme par la neige », résonne et nous atteint « la cloche dont on sonne pour le repas du soir ».

 

◊ La lumière ainsi retrouve son chemin et le simple bruit d’un ruisseau nous dévisage au détour d’un mot, d’une phrase posée là, en attente sur la page.

 

◊ Un instant sauvegardée, cette part du monde qui semblait perdue bruisse sur nos lèvres. Est-ce le fruit de l’air qui parle à notre oreille, ce dévoilement qui donne force vive en écho à des paroles que sépare le temps ?

Éclats De Voix