Jusque dans son inachèvement, la prose incandescente d’Ingeborg Bachmann arpente la terre dévastée de l’après-guerre où cette vérité qu’elle voulait arracher comme « une confession à la chair », la vérité du temps en sursis ne cesse de brûler dans les mémoires avec l’image obsédante d’un « enfant en flammes ». Ainsi dira-t-elle à son sujet : « Quand je suis dans l'écriture, je crois que tout, jusqu'au sommeil, jusqu'à la nuit me ramène au texte dans lequel je suis. » Sa rencontre avec Paul Celan en mai 1948 ouvre un chemin d’ombre et de lumière dans sa vie où se mêlent les promesses déroutantes de l’amour et de la poésie jusqu’à la disparition brutale du poète « noyé dans le fleuve au cours du transport », celui dont elle écrira dans un chapitre de son roman Malina, « je l’ai aimé plus que ma vie ».
LE TEMPS EN SURSIS
Ils viennent les jours plus durs.
Révocable, le temps en sursis
pointe à l'horizon.
Bientôt il faudra lacer tes chaussures
et repousser les chiens vers les fermes des polders.
Car les entrailles des poissons
ont gelé dans le vent.
Misérable, brûle la lumière des lupins.
Ton regard cherche une trace dans le brouillard :
Révocable, le temps en sursis
pointe à l'horizon.
Là-bas, ta bien-aimée s'enlise dans les sables
qui montent autour de ses cheveux flottant au vent,
lui coupent la parole,
lui intiment l'ordre de se taire,
elle qui est mortelle
et prompte à l'adieu
après chaque étreinte.
Ne te retourne pas.
Lace tes chaussures.
Repousse les chiens.
Jette les poissons à la mer.
Éteins les lupins !
Ils viennent les jours plus durs.
DIE GESTUNDETE ZEIT
Es kommen härtere Tage.
Die auf Widerruf gestundete Zeit
wird sichtbar am Horizont.
Bald musst du den Schuh schnüren
und die Hunde zurückjagen in die Marschhöfe.
Denn die Eingeweide der Fische
sind kalt geworden im Wind.
Ärmlich brennt das Licht der Lupinen.
Dein Blick spurt im Nebel:
die auf Widerruf gestund e te Zeit
wird sichtbar am Horizont.
Drüben versinkt dir die Geliebte im Sand,
er steigt um ihr wehendes Haar,
er fällt ihr ins Wort,
er befiehlt ihr zu schweigen,
er findet sie sterblich
und willig dem Abschied
nach jeder Umarmung.
Sieh dich nicht um.
Schnür deinen Schuh.
Jag die Hunde zurück.
Wirf die Fische ins Meer.
Lösch die Lupinen!
Es kommen härtere Tage.
Silence ! J’enfonce l’épine dans ton cœur,
Car la rose, la rose
se tient parmi les ombres dans le miroir, elle saigne !
Paul Celan, Stille
DE L’OBSCUR À DIRE
Semblable à Orphée je joue
sur les cordes de la vie la mort
et de la beauté de la terre
et de tes yeux qui dominent le ciel,
je n'ai à dire que l’obscur.
N'oublie pas que toi aussi, soudain,
ce matin-là, quand ta couche
était encore humide de rosée et que l'œillet
dormait sur ton cœur,
tu vis le fleuve noir
qui passait à tes côtés.
La corde de silence
tendue sur la vague de sang,
je saisis ton cœur qui résonne.
Ta boucle fut transformée
en cheveux d'ombre de la nuit,
des ténèbres les flocons noirs
recouvrirent ton visage.
Et je ne suis pas tienne.
Voilà notre plainte à tous deux maintenant.
Mais comme Orphée, je sais
du côté de la mort la vie
et pour moi sur l’horizon bleuit
ton œil à jamais fermé.
DUNKLES ZU SAGEN
Wie Orpheus spiel ich
auf den Saiten des Lebens den Tod
und in die Schönheit der Erde
und deiner Augen, die den Himmel verwalten,
weiß ich nur Dunkles zu sagen.
Vergiß nicht, daß auch du, plötzlich,
an jenem Morgen, als dein Lager
noch naß war von Tau und die Nelke
an deinem Herzen schlief,
den dunklen Fluß sahst,
der an dir vorbeizog.
Die Saite des Schweigens
gespannt auf die Welle von Blut,
griff ich dein tönendes Herz.
Verwandelt ward deine Locke
ins Schattenhaar der Nacht,
der Finsternis schwarze Flocken
beschneiten dein Antlitz.
Und ich gehör dir nicht zu.
Beide klagen wir nun.
Aber wie Orpheus weiß ich
auf der Seite des Todes das Leben
und mir blaut
dein für immer geschlossenes Aug.
© Nicolas de Staël, Edgar Jené, Georg Baselitz & la photo d'Ingeborg Bachmann avec Paul Celan