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14 décembre 2020 1 14 /12 /décembre /2020 21:39

Entre le voyageur et le marcheur nocturne, mettons nos pas dans les chemins courus du Wanderer, celui qui poursuit sa course "jusqu’aux frontières du pays où baignent des eaux bleues / l’île du fleuve et, bien-aimé, le lieu natal". Seule l'ombre aiguise la tranchée du jour, à mesure elle accompagne celui qui rapproche les lointains horizons.

 

 

Le pays

 

 

Joyeux le marinier vers le fleuve paisible rentre

Des îles loin d’ici, quand sa moisson est faite ;

Moi aussi, j’aimerais revenir au pays, si j’avais

Autant que de douleur moissonné de richesses.

 

Ô, vous, rives si chères qui jadis m’éduquèrent,

Apaisez-vous les maux de l’amour, promettez-vous,

Forêts de ma jeunesse, que je retrouverai

Au retour, une fois encore, le repos ?

 

Le frais ruisseau où je voyais jouer l’onde,

Le fleuve où glissaient les bateaux, je vais

Bientôt y être ; bientôt je vous saluerai,

Montagnes familières qui jadis m’abritaient, limites

 

Vénérées et sûres du pays, la maison de la mère,

Les frères et sœurs aimants m’embrasseront ;

Tous, vous m’entourerez si bien qu’ainsi,

Comme pansé, mon cœur puisse guérir.

 

Ô vous qui êtes demeurés fidèles ! Mais je sais, je sais bien,

Que ma douleur d’amour ne va pas guérir de sitôt.

Nulle berceuse, comme en chantent les mortels,

Pour consoler, ne la chassera de mon sein.

 

Car ceux-là qui nous prêtent le feu céleste,

Les Dieux, nous offrent aussi une douleur sacrée,

Aussi, que cela reste. Je semble être un fils

De la terre ; fait pour aimer, pour souffrir.

 

 

Friedrich Hölderlin (1770–1843) - Le Pays / Die Heimat

(Traduit de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre)

 

 

 

 

"Quand toi, ô toi

Pour ta beauté resté jusqu’à ce jour

Innommé, ô divin entre tous,

Ô bon génie de la Patrie

Son verbe au chant te nomme"

 

 

Le poète seul, "homme sur la brèche", se saisit des choses dont le fourmillement produit un reflet changeant du monde, pour les transformer en chant, comme dans ce Lied par lequel Hölderlin ponctue précisément son "Chant allemand". Regard tourné vers le paysage et ses vastes lointains oubliés, "il nous revient, sous les orages de Dieu, / Ô poètes ! de nous tenir la tête découverte" quand la simple lumière du jour, "éphémères et comme enfants, nous tient par ses lisières d’or".

 

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18 juin 2020 4 18 /06 /juin /2020 22:19

Si la littérature demeure au fond la seule manière d’envisager l’avenir de toute mémoire, le titre donné au recueil "Le voyage immobile / Die regungslose Reise" vient signifier le travail souterrain de la mémoire des camps dont la culture européenne porte désormais l’empreinte en filigrane, traces invisibles d’un temps qui a été et qui projette ses ombres sur nos vies, ainsi que ces étoiles disparues dont la lumière continue à nous parvenir. De même que le silence, cette lumière qui nous traverse reste indéchiffrable, découvrant dans la mémoire un espace sans représentation. C’est à l’intérieur de ce "no man’s land" que s’expose l’issue du poème qui résiste dans l’ombre portée des camps, sur cette terre usée par les piétinements, disloquée, séparée d’elle-même, tournée vers ce qui vient encore dans notre présent, tel un voyage immobile sur une route sans retour.

 

 

 

 

LE VOYAGE IMMOBILE

Die regungslose Reise

 

Alain Fabre-Catalan & Eva-Maria Berg

 

Ce livre a été écrit à quatre mains, une manière de nous inscrire à même l’héritage d’un passé qui ne passe pas, dont on sait qu’il demeure inappropriable mais avec l’impératif de répondre en son nom et de le maintenir en vie. Nous sachant "affectés par ce qui est arrivé là, affectés sans avoir même à décider de nous laisser affecter, nous témoignons de ce que nous ne pouvons ni oublier ni nous rappeler", sans doute pour accorder à ce qui reste sans nom, une voix de fin silence.

 

Avec une reliure à la chinoise, l'édition bilingue de ce livre d'artiste comporte quatorze dessins originaux du peintre Jean-Marie Cartereau.

 

Placés sous le signe de la rencontre, voici quelques extraits du Voyage immobile, un livre écrit entre deux rives, à la confluence de deux langues, en écho à l’œuvre de Nelly Sachs qui a souhaité "donner une stèle de paroles" aux morts et aux (sur)vivants, ultime gardienne de leur présence muette à travers le temps.

 

 

 

 

Peuples de la terre,

Ô que nul ne pense mort quand il dit vie –

et nul ne pense sang quand il prononce berceau –

 

Peuples de la terre,

laissez les paroles à leur source,

car ce sont elles qui peuvent faire avancer

les horizons dans les vrais ciels

et de leur face cachée,

tel un masque derrière lequel bâille la nuit,

aider à enfanter les étoiles –

 

Nelly Sachs, in Éclipse d'étoile

 

 

Dessin JM Cartereau

 

 

Le voyage immobile - Alain Fabre-Catalan

 

 

Contre le feu de l’oubli,

la litanie des noms est la seule réponse.

 

 

      Wider das Feuer des Vergessens,

      ist die Litanei der Namen die einzige Antwort.

 

 

/… /

 

 

Le visage du temps balbutie

jusqu’à n’être plus

 

qu’un froissement de feuilles

emportées par le vent,

 

fumerolles où s’agrippent les corps absents.

 

 

      Das Gesicht der Zeit stammelt

      bis es nur noch

 

      ein Rascheln von Blättern ist

      davongetragen vom Wind,

 

      Fumarolen, an die sich die abwesenden Körper klammern.

 

 

/… /

 

 

Pour toute mémoire, il n’est d’autre poussière

que le vent, pour tout visage retourné à la terre,

il n’est d’autre sursis que cette brèche ouverte

 

dans la lumière qui noircit sous le ciel.

 

Recouvrant le seuil autant que flocons,

tous les chemins se perdent sous les pas du passé

 

à jamais éclipsé avec chaque présent.

 

 

      Für jedes Gedenken gibt es keinen anderen Staub
      als den Wind, für jedes Gesicht, der Erde zugekehrt

      gibt es keinen anderen Aufschub als diese offene Bresche

 

      im Licht sich verdunkelnd unterm Himmel.

 

      Die Schwelle bedeckend ebenso wie die Flocken,
      verlieren sich alle Wege unter den Schritten der Vergangenheit

 

      für immer verfinstert mit jeder Gegenwart.

 

 

Dessin JM Cartereau

 

 

Die regungslose Reise - Eva-Maria Berg

 

 

Erinnerung

widersteht

nicht dem schmerz

 

willkürlich

die leere

an stelle

der menschen

 

      nulle mémoire

      ne résiste

      à la douleur

 

      implacable

      le vide

      à la place

      des hommes

 

 

/… /

 

 

Schweigen

 

die ausgelöschten stimmen

nie verklingen lassen

 

      se taire

 

      que les voix éteintes

      résonnent encore

 

 

/… /

 

 

auf spuren jener

zu gehen die

ausgelöscht sind

lässt die füße

brennen und

die augen

verschwimmen

beim anblick

des himmels

 

      aller sur leurs traces

      celles qui

      sont éteintes

      les pieds

      brûlants et

      les yeux

      brouillés

      en face

      du ciel

 

 

/… /

 

 

der wieder und

wieder das

laub abwirft

um der neuen

jahreszeit raum

zu geben

 

      qui encore et

      encore disperse

      les feuilles

      pour donner

      de l’espace à

      la nouvelle saison

 

 

Dessin JM Cartereau

 

 

Ainsi, la tâche de l'écrivain ne peut être de nier la douleur, d'effacer ses traces, de la masquer. Il doit – au contraire – la reconnaître et encore une fois, afin que nous puissions la voir, la saisir dans sa vérité.

 

So kann es auch nicht Aufgabe des Schriftstellers sein, den Schmerz zu leugnen, seine Spuren zu verwischen, über ihn hinwegzutäuschen. Er muß ihn – im Gegenteil – wahrhaben und noch einmal, damit wir sehen können, wahrmachen.

 

Ingeborg Bachmann

 

 

"Le voyage immobile / Die regungslose Reise", livre paru en 2017 aux Éditions du Petit Véhicule - 150 Boulevard des Poilus, 44300 Nantes -www.lepetitvehicule.com

 

 

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8 juin 2020 1 08 /06 /juin /2020 17:39

Nelly Sachs et Paul Celan se sont reconnus sur le même chemin intérieur et leur correspondance qui débute en 1954 constitue le véritable lieu de leur rencontre. Malgré des approches différentes de la poésie, ils se rejoignent dans le même désespoir lucide qui guide leurs pas, avec ce lien essentiel qui constituera « entre Paris et Stockholm », comme l’écrit Nelly Sachs dans une de ses lettres, « le méridien de la souffrance et de la consolation » qu’ils ont en partage. Pour Paul Celan comme pour Nelly Sachs, le désastre est daté, il est inscrit dans l'histoire du XXème siècle et jusqu’au cœur de leur existence personnelle. C’est à travers des poèmes qu’ils échangent, ces poèmes « notés tels que la nuit me les a tendus », et à partir du silence, où est « la demeure des victimes », que leur poésie, à la fois proche et éloignée par des choix formels différents, tente d’« élever l'horreur jusque-là où est la transfiguration ». Éclipse d'étoile (1949), Exode et métamorphose (1959) et Brasier d'énigmes (1962-1966), ses principaux recueils placent Nelly Sachs parmi les poètes majeurs de langue allemande, dans la lignée de Novalis, de Trakl et de Hölderlin. En 1966, le prix Nobel de littérature qu'elle partage avec le romancier israélien Joseph Agnon vient couronner son œuvre.

 

 

 

 

Il en est un debout –
Mutisme Mutisme Mutisme –
le soleil n’inscrit plus rien
et une couronne de sommeil grandit
autour de lui
qui se dresse haut
plus haut 
jusqu’à la fin.

Sommeil déjà en croissance sableuse
Mutisme Mutisme Mutisme –

Lui ô Lui
garde son sable
sans éveil - 
Le cosmos lui prend le souffle
à lui
qui répand ses couronnes de fleurs

sous le faucille de Dieu –

Humainement dessiné
le sable dort
legs de l’amour – 

Mutisme Mutisme Mutisme –
quand l’un s’étend plus loin

le bourgeon fleurit dans le sel.

Pour Paul !
de Nelly

 

* * *

 

Einer steht – 
Schweigen Schweigen Schweigen –
nichts schreibt mehr die Sonne ein
und ein Kranz des Schlafes wächst
um ihn
der sich hoch gereckt
höher
bis ans Ende.

Schlaf wächst schon in Sandigkeit
Schweigen Schweigen Schweigen – 

Er o Er 
läßt seinen Sand
ungeweckt – 
Weltall nimmt den Atem ab
ihm
der seine Gewinde
Gottgesichelt fallen läßt –

Menschgezeichnet
schläft der Sand
Hinterlassenschaft der Liebe –

Schweigen Schweigen Schweigen – 
wenn der eine fort sich reckt

setzt die Knospe an im Salz.

 

Für Paul!
von Nelly

 

 

 

Zurich, Auberge de la Cigogne
Pour Nelly Sachs

Du trop il fut question, du
trop peu. Du toi
et du pourtant-toi, de
l’obscurcissement par la clarté, de
ce qui est juif, de
ton Dieu.

De 
ça.
Au jour d’une montée au ciel, la
cathédrale apparaissait de l’autre côté, elle vint
avec quelque or par-dessus l’eau.

De ton Dieu il fut question, je parlai
contre lui, je
permis au cœur que j’avais
d’espérer :
en 
sa plus haute et toute-rauque, sa
querellante parole  –

Ton œil me fixa, fixa le lointain,
ta bouche
s’accorda à l’œil, j’entendis :
« Nous
ne savons pas en fait, tu sais,
nous
ne savons pas vraiment
ce qui
importe… »

 

Paul Celan

Paris, le 30 mai 1960

 

 

Paul Celan - Zürich, Zum Storchen - Lettre datée du 30 mai 1960

 

 

 

 

Née en 1891 à Berlin dans une famille de la bourgeoisie juive, elle publie à la fin des années 1920 ses premiers poèmes et des contes. A partir de 1930 et de la mort de son père, elle vit seule avec sa mère. Avec le début des persécutions antisémites, la vie devient dangereuse, précaire. Elle ne peut plus faire paraître ses textes que dans des revues juives, puis il lui devient impossible d'écrire. En mai 1940, grâce à Selma Lagerlöf, avec qui elle est en correspondance depuis longtemps, et au prince Eugène, frère du roi de Suède, elle fuit l'Allemagne et arrive avec sa mère à Stockholm, où elle résidera jusqu'à sa mort, le 12 mai 1970. Elle est morte le jour de l’enterrement de Paul Celan, de fatigue de vivre et de survivre. Tous deux étaient les deux grands poètes juifs de langue allemande, ceux qui témoignèrent dans la langue des bourreaux. Comme lui, elle aura connu une existence d’après le déluge et comme lui, elle ne pourra jamais combler la béance du désastre. Si on peut survivre à l’horreur, on ne peut survivre à sa mémoire.

 

Gisèle Celan-Lestrange - Eau-forte “Présence – Gegenwart” (1956)

 

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20 avril 2020 1 20 /04 /avril /2020 20:28

La poésie de Charles Racine fait son chemin, jetant ses éclats ici et là sous les pas de nouveaux lecteurs désireux d'accompagner celui qui partagea sa vie dans le voisinage de deux pays, entre la France et la Suisse, et de deux villes emblématiques, entre Paris et Zurich. C'est à Felix Philipp Ingold que l'on doit la traduction en allemand d'un choix de poèmes paru aux éditions Limmat à Zurich en 2019. Cette traduction inspirée par les formes lapidaires de la poétique de Charles Racine, nous conduit à travers ses choix au plus près d'un poète demeuré longtemps "secret" mais dont la figure se délivre peu à peu parmi les ombres de son écriture.

 

 

Charles Racine, l’un des poètes les plus secrets de Suisse

 

 

   Il a écrit des poèmes comme Alberto Giacometti a créé ses sculptures. Les figures dans l’atelier de l’artiste ont grandi en hauteur et sont devenues de plus en plus minces, de plus en plus fines. Finalement, il y avait plus de matériau éparpillé au sol qu’il n’en est resté à l’œuvre même. Si jamais un sculpteur a créé des êtres éphémères, c’était bien Giacometti. Les poèmes de Charles Racine sont d’une volatilité et d’une transparence en apesanteur similaires.
   Le jurassien Charles Racine a rencontré son compatriote à Paris en 1965, dans l’année précédant la mort de Giacometti. Les deux se seront compris immédiatement. Bien que Giacometti fût plus âgé d’un quart de siècle, Racine doit avoir découvert en lui une affinité spirituelle. L’atelier du sculpteur, rempli de travaux inachevés et de fragments de toutes sortes, lui aura rappelé sa chambre de travail dans son appartement à Zurich à la Froschaugasse. Car Racine vivait à sa manière dans une carrière, cependant, au lieu de manier du plâtre et de l’argile, il travaillait avec des mots. Racine travaillait sur un chantier de lettres. 
   Le compositeur Gérard Zinsstag a vécu depuis les années 70 dans le même immeuble que Racine à la Froschaugasse. Récemment, dans une édition spéciale de la revue littéraire française Les Carnets d’Eucharis, consacrée à Racine, il a décrit le choc qu’il eut en entrant pour la première fois dans son appartement : les murs de sa chambre étaient littéralement tapissés de centaines de morceaux de papier : fragments de poèmes, brouillons de textes, des notes. Au milieu trônait un vieux chariot rempli de piles de livres. Et tout l’appartement était complètement enfumé.

 

Une œuvre pour la postérité

 

  Quand Charles Racine, n’ayant pas encore 68 ans, mourut à Zurich en 1995, Roger Francillon était en train de préparer les deux dernières parties de son Histoire de la littérature en Suisse romande en quatre volumes : sur plus de mille pages, pas une seule ligne ne fut consacrée à Charles Racine. Comment était-il possible qu’un tel poète – reconnu à Paris par Paul Celan et Yves Bonnefoy, qui a vécu pendant trente ans dans la vieille ville de Zurich et qui, malgré sa vie retirée, était en contact avec beaucoup de personnes – ait pu tomber aussi rigoureusement dans l’oubli ? Comment quelqu’un pouvait-il disparaître de son vivant – quelqu’un dont les poèmes dans les années 60 ont été publiés à Zurich en deux tirages privés et à Paris dans des revues littéraires bien connues, jusqu’à ce que les Éditions Maeght aient fait paraître en 1975 un véritable ouvrage, illustré par des eaux fortes d’Eduardo Chillida.
   Alors, il ne manquait pas de considération : déjà au début des années 60, Jean Paulhan, rédacteur en chef de la Nouvelle Revue Française, souhaitait publier les poèmes de Racine. Mais le poète n’y était pas encore prêt. Peu de temps plus tard, Georges Poulet, l’un des prédécesseurs de Roger Francillon à la chaire d’études romanes de l’Université de Zurich, devenait son intermédiaire auprès de la revue Mercure de France, où aussitôt ont paru quelques textes.
   Mais c’était certainement aussi dû à sa façon de vivre et de travailler : nomade et sauvage, un vagabond sans relâche dans l’exil linguistique, un ouvrier infatigable dans le tumulte de la langue. « Chez moi », disait-il lors d’un entretien dans une émission de France Culture, « il n’y a pas de commencement, il n’y a pas de fin. » Sa poésie ne commence pas et ne cesse pas. Il faut comprendre cela littéralement. Les textes publiés de son vivant se limitent à un nombre de poèmes bien restreint – des poèmes que Racine a aussi retravaillés et republiés plusieurs fois. Cependant, en secret, par des exercices quotidiens, une œuvre interminable a grandi vers l’infini.
   C’est d’autant plus étonnant qu’entre 2013 et 2017, à partir de ces vastes écrits posthumes, une édition en trois volumes a pu être réalisée (aux Éditions Grèges à Montpellier). Et à partir de cela, Felix Philipp Ingold, qui traduit des textes de Racine depuis quelque temps, a traduit en allemand un choix de poèmes maintenant parus dans une édition bilingue chez Limmat Verlag (Zurich). L’édition ne cache pas combien cette œuvre est hétérogène et pour ainsi dire ostensiblement inachevée. La mélancolie de l’inaccompli et du fragmentaire y est inscrite jusqu’en sa graphie. Le silence, la mort et la fugacité sont omniprésents dans ces textes, mais aussi en même temps la confiance inébranlable dans la force du langage.

 

Orphée et Eurydice

 

   Mais tout comme les figures de Giacometti parviennent à leur perfection juste au moment de leur plus extrême fragilité, Charles Racine réussit ses poèmes les plus féeriques lorsque ses vers sont de plus en plus minces, de plus en plus en apesanteur. Alors un maigre squelette de mots, comme certains des poèmes de Guiseppe Ungaretti, arrive à une abondance picturale et musicale. « Eurydice / me faisant écrire / Eurydice / m’écrivant / tu m’entraînes si loin / immense paysage / à ma démesure / pour y mourir ».
   Dans sa traduction, Ingold doit prendre des chemins un peu plus longs, mais on sent toujours la réduction d’où finalement se forme la mélodie de la langue : « Eurydike / die mich zum Schreiben bringt / Eurydike / die mich schreibt / du nimmst mich so weit mit / unermessliche Landschaft / für mich das Übermass / darin zu sterben ». C’est ainsi que Racine célèbre Eurydice, lui qui avait dédié l’un de ses tout premiers poèmes à Orphée. Mourir et écrire, l’écrit et la mutité s’embrassent dans un lien indissoluble.
   « La poésie serait le récit de l’absence », c’est une note – ici traduite par Felix Philipp Ingold : « Die Dichtung wäre der Abwesenheitsbericht ». C’est peut-être là que se cache la clé du secret de ce poète. Ses poèmes parlent déjà depuis toujours de leur absence, qu’ils provoquent. Un de ses premiers poèmes traite de ce royaume d’ombres qu'est l’écriture et dessine en même temps un autoportrait somnambule. La traduction d’Ingold le maintient dans le balancement du rêve, entre crépuscule mélancolique et certitude éclatante de la réussite : « Als Schatten richte ich mich / im Schatten ein ich warte / Daumen und Zeigefinger / im Schatten / die Feder im Schatten / zwischen Daumen und Zeigefinger / zeichnet im Schatten » ( « Ombre dans l'ombre / je m'installe j'attends / pouce et index / dans l'ombre / plume dans l'ombre / entre pouce et index / dans l'ombre trace »). Pris dans ces ombres, comment ce poète n’aurait-il pas échappé à ses contemporains qu’il évitait de plus en plus !

 

Charles RacineLichtbruch / Bris de lumière - Poèmes français et allemands. Sélectionnés et traduits par Felix Philipp Ingold. Avec une postface de Gudrun Racine. Limmat-Verlag, Zurich 2019. 196 pages.

 

Article de Roman Bucheli, paru dans le journal suisse Neue Zürcher Zeitung, le vendredi 20 décembre 2019. Traduction française de Gudrun Racine.

 

 

 

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Blog D'alain Fabre-Catalan

  • Blog d'Alain Fabre-Catalan
  • Alain Fabre-Catalan est poète, traducteur et membre du Comité de rédaction de la Revue Alsacienne de Littérature à Strasbourg et de la revue Les Carnets d'Eucharis. Il a publié en 2013 aux éditions Les Lieux-Dits un ensemble de proses, VERTIGES et en 2017 LE VOYAGE IMMOBILE aux éditions de Petit Véhicule à Nantes.
  • Alain Fabre-Catalan est poète, traducteur et membre du Comité de rédaction de la Revue Alsacienne de Littérature à Strasbourg et de la revue Les Carnets d'Eucharis. Il a publié en 2013 aux éditions Les Lieux-Dits un ensemble de proses, VERTIGES et en 2017 LE VOYAGE IMMOBILE aux éditions de Petit Véhicule à Nantes.

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L'Atelier du poème

◊ Ce qui témoigne que quelque chose s’est écrit, s’apparente ici à la figure irrégulière du poème se donnant à lire sur le glacis du papier ou bien l’écran en son rafraîchissement permanent.

 

◊ C’est la trace d’une présence dès lors évanouie, hormis les mots qui tentent d’en retenir l’empreinte. Son ultime destination n’a d’autre adresse que le saisissement d’un regard dans l’entrelacement des signes.

 

◊ Avec ce degré de considération accordé au grain d’une voix, vous êtes dans l’instant seul à en recueillir l’écho, cette résonnance qui parle à l’oreille du lecteur.

 

 Qui habite la voix patiente de la langue pour en faire son ultime demeure a le privilège de s’affranchir du temps. Telle une parole qui se découvre, jetée sur nos pas hésitants, la clarté seule devrait suffire.

 

◊ Avec ce peu de chose déployé dont le vol ressemble à un passage d’ombres insaisissables, « désaccordée, comme par la neige », résonne et nous atteint « la cloche dont on sonne pour le repas du soir ».

 

◊ La lumière ainsi retrouve son chemin et le simple bruit d’un ruisseau nous dévisage au détour d’un mot, d’une phrase posée là, en attente sur la page.

 

◊ Un instant sauvegardée, cette part du monde qui semblait perdue bruisse sur nos lèvres. Est-ce le fruit de l’air qui parle à notre oreille, ce dévoilement qui donne force vive en écho à des paroles que sépare le temps ?

Éclats De Voix